Lettre ouverte à la poignée de chiliens à qui nous avons tenté de transmettre quelques bribes de notre expérience de la croisière côtière sous forme de « classes d'hiver » (auxquelles nous n'avons malheureusement pas pu nous dédier autant que nous aurions voulu).
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Chers audacieux futurs grands navigateurs,
Vous n'imaginez pas combien nous avons parlé de vous pendant notre dernière traversée de l'archipel des Chonos, après vous avoir dit adieu à Chiloé ! Maintes fois nous avons évoqué vos projets et caressé l'espoir qu'un jour prochain, vous aussi sillonnerez ce labyrinthe fantastique. Après tout, il s'agit de votre territoire, nous ne sommes ici que visiteurs, passants, dégustateurs, alors que vous pourrez, si vous le souhaitez, jouir de nombreuses années d'aventures, de découvertes, de joies, y acquérir des habitudes, y choisir vos coins préférés et y revenir, chaque saison ou chaque année, pour retrouver des sensations et pousser l'exploration un cran plus loin, tout en prolongeant la durée de votre déconnexion du téléphone, de l'internet et votre éloignement des magasins. Un jour, même, vous serez suffisamment à l'aise avec les conditions de vie en autonomie pour y amener vos amis, vos enfants, en sachant quelle expérience exceptionnelle vous leur offrirez ainsi.
Ayant examiné les cartes marines, vous savez déjà que l'archipel des Chonos est à peine plus vaste que celui de Chiloé (1), mais qu'il est infiniment plus fractionné. Des centaines d'îles et canaux vous attendent, baignés du flux de la marée qui le traverse de part en part deux fois par jour, empruntant parfois des cheminements inattendus tant les canaux sont tortueux et irréguliers en largeur et en profondeur. Il vous faudra vous mettre à l'écoute de cette respiration colossale pour choisir votre itinéraire, faire des paris sur le sens des courants (2) et parfois vous adapter, changer d'option ou même faire demi-tour. Quelques passages ne sont pas abordables à contre-courant, même avec le soutien du moteur, ce qui ne gâche pas le plaisir, bien au contraire. Unique est la jubilation qui nait d'avoir profité de la marée montante pour contourner un chapelet d'iles, puis d'enchainer avec la marée descendante pour embouquer un canal orienté vers l'ouest (utilisant de ce fait dix heures de courant favorable). La ressource marémotrice en complément la ressource vélique !
Peut-être avez-vous remarqué la rareté des villages. Non, ce n'est pas votre carte qui est trop ancienne ou trop imprécise, c'est vraiment le peuplement qui chute drastiquement au franchissement de la Boca Del Guafo (3). De ce point de vue, les Chonos ne sont pas une continuation de Chiloé, ce qui ne gâchera pas le plaisir aux aventuriers en devenir que vous êtes, bien au contraire. En effet, non seulement vous pourrez y jouir de paysages non modifiés par l'homme, qui prennent parfois l'aspect d'une ile aux dinosaures et sont chargés de mystère, mais à côté de cela, le niveau d'isolement ne sera tout de même pas aussi poussé que plus au sud, car ces iles hébergent un certain nombre de fermes à saumon, ce qui induit un trafic non négligeable d'embarcations de tailles variées, transportant du matériel ou des relèves d'équipages. (4).
Ce qu'aucune carte ne vous montrera, c'est la variété des expériences que vous pourrez y vivre. Si vous aimez une certaine sécurité, vous parcourrez les canaux officiels jalonnés d'abris répertoriés. Si vous recherchez le challenge, vous pourrez vous lancer dans les canaux secondaires et rechercher vous-mêmes vos abris. Ce terrain de jeu est assez vaste et complexe pour vous offrir l'excitation de la découverte et vous procurer d'infinies occasions d'éprouver la fierté de nommer vous-mêmes des abris non encore enregistrés. Gageons que petit à petit, les guides nautiques officiels ou circulant de la main à la main s'enrichiront des abris les plus pratiques, les plus beaux ou les plus protégés. Puissiez-vous garder raison et ne pas livrer à la communauté des navigateurs l'intégralité de vos découvertes, afin que la possibilité de la découverte existe encore dans dix ou vingt ans. Même si vous aspirez, pour vous-mêmes ou votre équipage, à la vie sociale et au barbecue sur la plage en compagnie de vos semblables, il existe une possibilité : rendez-vous à l'ile Kent pendant les mois d'été ! Espérons que les lieux resteront vierges d'infrastructures d'amarrage afin que les plaisanciers motorisés et plus soucieux de leur confort que de contact avec la nature ne soient pas outre mesure encouragés. Si c'est au contraire la vie sauvage qui vous attire, vous pourrez admirer les familles immenses de pélicans, les colonies d'otaries, les petits groupes de dauphins ou les rares baleines qu'on croise dans les canaux selon la saison ou bien séjourner longuement dans un même abri et y faire ainsi la connaissance de la faune et de la flore qu'il héberge. Vous vous régalerez des tourteaux pêchés au pied du bateau, et de l'apio sylvestre cueilli sur la plage, sans peur d'épuiser la ressource. Si vous disposez de peu de temps, vous resterez dans le nord de l'archipel, d'où le retour à Chiloé sera possible rapidement. Si vous souhaitez errer plus au sud, vous serez assez sage pour prévoir plusieurs semaines de liberté afin que l'expérience magnifique en voilier ne se transforme pas en lutte au moteur.
Le point de vigilance que nous vous suggérons de ne jamais oublier est la météo. Ici plus qu'à Chiloé, les vents ont des sursauts à la croisée des chenaux et au dos des reliefs – lesquels sont plus prononcés - et il est bon de se savoir solidement amarré aux arbres quand un front violent promet de balayer la zone pendant la nuit. Vous ne serez pas étonnés non plus d'apprendre que la pluie peut s'inviter dans le voyage plusieurs jours d'affilée. Il est préférable, alors, de disposer de temps pour ne pas être contraint de faire route sous les averses continuelles.
Ainsi, armés d'une expérience solide de navigation dans les Chonos, vous vous préparerez aux aventures suivantes, celles qui vous attendent encore plus au sud, où les reliefs encore plus abrupts, où l'isolement est absolu, où les jours (ou bien les nuits) sont interminables, bref de l'autre labyrinthe, infiniment plus vaste, celui que vous vous contentiez, dans vos années d'écolier, de traduire par une série de confettis et de gribouillis lorsque votre crayon, traçant les contours du pays, se demandait quoi faire entre le Golfe des Peines et le Cap Horn.
Encore une fois, sachez que nos pensées les plus chaleureuses vous accompagnent dans votre perfectionnement de navigateurs à la voile. Le superbe terrain de navigation dont vous disposez mérite les sacrifices qu'un apprentissage sérieux et un équipement raisonnable requièrent. Nous espérons lire vos aventures, de temps en temps.
Avec tous nos encouragements
Isabelle et Ariel
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200 km du nord au sud pour Chiloé, 240 km pour les Chonos.
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Les zones côtières françaises à forts courants sont très bien documentées. Il existe des cartes de courant qui décrivent heure par heure le sens et la force probable des flux de marée. Ces documents sont considérés comme des aides à la navigation indispensables. Mais ce type de documentation n'existe pas (encore) pour l'archipel des Chonos qui constituerait un terrain de recherche complexe et passionnant au cartographe des courants prêt à s'y attaquer.
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Canal géant et redoutable qui sépare les deux archipels. Il se franchit en une bonne journée de navigation, depuis le port le plus au sud de Chiloé, avec précautions. Au départ de Castro, il faut quelques étapes en navigant uniquement le jour, ou bien une petite navigation jour/nuit.
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Ainsi, le navigateur pas encore tout à fait aguerri à l'autonomie radicale - qui nous plait à nous - peut savourer chaque jour le rapport à une nature préservée tout en sentant la présence rassurante d'une certaine proximité humaine, laquelle pourrait être sollicitée en cas de problème grave, panne mécanique ou accident de santé. Notez néanmoins que la raréfaction drastique des humains se traduit par un renoncement complet aux réseaux téléphoniques terrestres.
Quel plaisir, comme d'habitude, de découvrir tes textes agrémentés de vos photos. A tel point que j'attends à chaque fois impatiemment la suite du feuilleton ;)
Rédigé par : Yves sur la Curieuse | 05 décembre 2017 à 14:40
@ Yves : la suite arrive, désolés du délai entre les faits et la publication!
Rédigé par : isabelle | 15 décembre 2017 à 21:12
Bonjour Isabelle et Ariel, oui, il y aura toujours des gens comme vous qui voudront sortir des sentiers battus et découvrir ces contrées encore sauvages, j'espère de tout coeur faire de même bientôt. Je n'ai pas encore lu tous vos récits mais j'aimerai pouvoir y découvrir plus de détails sur vos pêches (poissons et crustacés) et sur la végétation (fruits ou autre) que vous ramassez, ainsi que sur vos mouillages et techniques de mouillage.
Rédigé par : Philippe Lagarrigue | 06 juin 2018 à 22:28
@ Philippe : la "ligne éditoriale" de ce blog est poético-méditative, nous préférons partager des émotions et des réflexions que des informations techniques. Nous pensons qu'il s'agit là d'une des recettes de notre plaisir à écrire et de la diversité de notre lectorat, qui n'est pas toujours navigant, loin de là!
Cela dit, nous avons bien une rubrique dédiée aux pêches : cliquez sur le crabe tourteau dans la colonne de gauche et toutes les notes consacrées à ce sujet s'afficheront.
Rédigé par : isabelle | 07 juin 2018 à 15:42