Nous avions promis d'être prudents, de continuer à être prudents. Comme toujours l'ami des Peines nous réservait une petite surprise à sa façon, surprise à laquelle nous aurions pu échapper, eussions-nous été vraiment aussi prudents que nous l'avions annoncé. Trois petits facteurs anodins se conjurèrent cependant pour nous faire prendre une décision, ou plutôt une non-décision, qui aurait pu avoir des conséquences peu au goût de nos proches. Heureusement, tout est bien qui finit bien, nous avons réussi à passer le Golfe des Peines dans des conditions difficiles mais sans autre perte qu'un pare-battage parti flirter avec les otaries et une drosse de commande du régulateur d'allure emportée par quelques déferlantes. Déchets abandonnés à la nature dont nous ne sommes pas fiers, certes. Un petit geste de la main passant devant le front puis jetant au sol le mauvais sort traduirait bien notre soulagement de nous en être sortis à si bon compte. Ouf (1).
Le premier facteur est l'élan dans lequel nous étions, à la sortie du Labyrinthe des Chonos. Nous venions de subir trois jours consécutifs de pluie intense, froide, pénétrante, voire pernicieuse qui avait tout détrempé à bord. Nous aspirions à un changement de climat et comment mieux le trouver qu'en partant au large, loin de ces îles dont les sommets s'ingéniaient à capturer les nuages pour les essorer sur place ? Une demi-journée de temps clair suffirait à finir de sécher notre équipement directement sur notre dos ou étalé dans le cockpit. Le pronostic météo promettait cela et promettait aussi que si nous ne partions pas tout de suite, la porte se refermerait pour quelques jours de pluie. Nous voilà donc quittant l'archipel des Chonos, en route pour l'un des abris de la côte extérieure de la Péninsule de Taitao, que nous connaissons déjà. Nous y relâcherons pour nous reposer des fatigues de l'inévitable mal de mer de ces eaux balayées par la grande houle du pacifique et nous serons alors bien placés pour choisir le moment adéquat de traverser prudemment le Golfe des Peines.
Le second facteur est un autre voilier, sorti des Chonos par la même voie quelques heures derrière nous, nous rattrapant et nous contactant à la radio pour faire connaissance. Après qu'ils nous aient dépassés, moteur à fond, tandis que nous autres tentons d'exploiter un vent léger, nous réalisons en suivant leur trace aux instruments qu'ils ont changé leur programme et se dirigent non pas vers l'abri qu'ils visaient pour la nuit, mais vers l'abri, plus lointain, que nous-mêmes visons pour le lendemain. Sont-ils pris d'une envie de compétition ou bien aspirent-ils à passer du temps avec nous ? Aucune de ces hypothèses ne nous enchante vraiment. Quelques indices, glanés dans l'échange radio, dans l'observation de leur équipement et dans leur dédain pour la ressource vélique, nous laissent entrevoir un style de voyageurs avec lequel nous n'avons pas particulièrement envie de partager quelques jours d'attente dans la promiscuité d'une caleta où la socialisation serait inévitable.
Le troisième facteur est une sorte de principe de prudence d'Ariel, qui rechigne à entrer de nuit où que cela soit, même dans une caleta que nous connaissons déjà ! (2) Il aurait dû se taire. Or, le vent s'étant rapidement établi favorable et bien dosé, il devient vite évident que nous atteindrons cet abri au beau milieu de la nuit. Je suis d'habitude plus audacieuse que mon homme en matière d'arrivée de nuit, mais allez savoir quoi, peut-être le mal de mer qui troublait mon jugement, une envie de ne pas affronter mon chéri ou bien une sorte de témérité mal placée me fait dire que puisque nous sommes arrivés aussi vite jusque-là, ça serait dommage de ne pas en profiter pour tenter de rentrer dans le Golfe tant que le vent souffle vigoureusement du nord. J'aurai dû me taire moi aussi. C'est ainsi qu'au lieu de changer la route de Skol en arrivant à proximité de la caleta Soarez, nous avons continué tout droit, dans la nuit. Les écoutilles ont été fermées et l'amarrage de tout ce qui était sur le pont a été vérifié (3), en prévision du petit coup de chaud à trente-cinq nœuds prévu pour le lendemain. Au pire, nous disions-nous, la torture sera de courte durée et on aura passé Penas. La danse commença dans la nuit et il me semble que c'est bien avant le lever du jour que l'aîné de nos pare-battages parti à l'aventure non sans avoir longuement toqué contre le tableau arrière pour dire au-revoir ou pour réclamer qu'on s'occupe de lui, qu'on retende son amarre relâchée. Le bruit qu'il faisait a retenu mon attention pendant tout un quart mais j'ai cherché l'origine de ce toc-toc intermittent à l'intérieur du bateau, en vain, jusqu'à ce qu'il cesse de lui-même.
La surprise que nous réservait notre ami Golfo de Penas, n'était pas grand-chose, juste un peu plus d'Est dans le vent et quelques bons degrés Beaufort (4) de plus que prévu. Assez pour transformer un coup de chaud en vraie épreuve. Heureusement, nous avons réagi à temps. Avant la mi-journée, alors que nous étions de toutes façons engagés, la situation fut ré-évaluée à son juste niveau de risque, puisque dans ce golfe maudit, tout mauvais temps pousse à la côte. Les mesures adéquates furent mises en œuvre pour préserver une marge de sécurité à laquelle nous attachons une grande valeur (5). Il fallut renvoyer la grand-voile au troisième ris pour assurer la vitesse et le cap vers l'Est auxquels le petit foc arisé ne pourvoyait pas et relayer Barkaï qui n'en pouvait plus avec la mer bien entendu épouvantable qui régnait depuis le petit matin.
Quelques très longues heures de bagarre nous ont donné tout loisir de ruminer sur la prudence et de nous engager chacun par devers soi, à ne pas recommencer. Les rafales, les paquets de mer et la pluie torrentielle s'en donnaient à cœur joie, cependant les indicateurs évoluaient dans le bon sens, la lutte portait fruit. Dans le cockpit, il s'agissait de résister à la barre, dans l'habitacle, de recaler tout ce qui valdinguait. Heure après heure, il fut possible de débrider peu à peu la voilure, d'adopter une route moins en travers des déferlantes. Impossible de manger ni se reposer, mais le moral tenait bon. Dans un vent qui ne donnait aucun signe d'apaisement, nous maintenions Skol à un train d'enfer pour tenter de rejoindre avant la (seconde) nuit un abri raisonnablement facile d'accès même par gros temps, à condition de voir les rives.
Et puis le phare de San Pedro a émergé des nuées, annonçant notre arrivée toute proche. La trouille de l'erreur de navigation m'a saisie soudain à la gorge : et si on allait tout de même se fracasser sur les rochers à la fin ? Moment de panique qu'Ariel a apaisé rapidement ; il suivait l'affaire de près, aux instruments, avec toute sa compétence. Son échange radio avec le gardien du phare qui nous avait repérés et attendait notre appel a réintroduit quelque chose de la civilisation dans notre univers de survie chaotique. Le monsieur posait des questions comme si nous étions un cargo et mon homme lui a presque raccroché au nez en lui rappelant que dans ces conditions de tempête, il devait retourner à la manœuvre. Il était temps en effet de décider quelle voile affaler en premier pour réduire la vitesse au moment de nous engager entre les iles, là où les vagues s'apaiseraient. Au même moment, l'énorme navire à passagers « Eden » surgissait du canal Messier, voilé par les nuages bas jusqu'au dernier moment, comme un vaisseau fantôme. Il s'engageait dans le Golfe (6) que nous lui abandonnions sans regrets. Quand à nous, nous entrions en territoire kawésqar, une troisième fois.
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Le titre de cette note est un clin d'œil à nos lecteurs chiliens qui utilisent l'expression « Pasado Agosto » pour se réjouir de la fin de l'hiver. C'est une des fêtes du mois de septembre, dans la vague des célébrations qui ouvrent la « fiesta patria » dans tout le pays. Si j'ai bien compris, « Pasado Agosto » est plus particulièrement dédiée aux personnes âgées, ce qui fait penser à l''expression française "passera pas l'hiver".
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A cause des décalages ou des imprécisions de la cartographie disponible, notre ordinateur est toujours allumé au moment d'entrer dans un abri et enregistre la trace de notre passage, trace qu'il est possible de suivre pour sortir ou pour entrer une seconde fois. Cependant, aucune carte ne signale les amarres qui flottent parfois dans les caletas, attendant le retour de pêcheurs habitués des lieux.
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Y compris notre fidèle petit pied d'apio sylvestre, qui a failli passer par-dessus bord à trois reprises.
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Notre anémomètre a rendu l'âme pendant les dernières semaines de préparatifs à Chiloé. Nous estimons avoir rencontré plus de quarante nœuds et sans doute moins de cinquante.
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Depuis notre mésaventure du Rio de La Plata, il s'est créé à bord de Skol une sorte d'alliance sacrée sur cette question de la marge de sécurité.
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Les conditions n'étaient pas assez dures pour qu'ils relâchent en attendant une accalmie, ou bien le plus dur de la tempête était passé.
Post scriptum : il est très difficile de faire des photos dans ces conditions. Les images ci-dessus ont été prises dans des moments d'accalmie! La dernière image date même du lendemain de la tempête.
Pfiou quelle aventure !....Merci pour tout ce partage.
Bisous bisous à vous,
Lolotte
Rédigé par : Lolotte | 11 décembre 2017 à 13:16
Bonjour
Bien que l'aventure paraisse redoutable, je vous envie presque et j'aurais aimé être à bord.
Depuis mon bureau la vie me paraît manquer de sel, et les embruns, déferlantes et autres, auraient sans doute remédié à mon problème.
Vos messages sont toujours aussi piquants, piquants parce qu'ils me rappellent que la vie et la nature sont là et que mon éloignement me fait souffrir de ne pas la cotoyer de façon aussi intense.
Nous ne sommes que des témoins de ce qui passe, choisir le confort douillet et la sécurité de la société moderne nous coupe de notre essence même, j'aime les témoignages des peuples dit "Primitif"
qui mettent en évidence le décalage entre nos vies modernes et la nature profonde de la vie qui ne peut se passer de la nature sauvage, puisque nous lui appartenons !
"Only to the white man was nature a wildness, for us it was bountiful and we were surrounded by the blessing of the great mystery"
bonne nav
Bernard
Rédigé par : Bernard | 15 décembre 2017 à 21:33
@ Bernard :
Ma première réaction a été de songer “Enfin quelqu'un qui nous envie pour les bonnes raisons !” alors que tant de gens nous envient pour notre "liberté" (toute relative, entre les contraintes météo, administratives et techniques) , ou imaginent notre vie comme des vacances prolongées.
Peu de nos lecteurs et amis mettent le doigt comme vous le faites sur ce qui est sans doute le véritable privilège de notre vie actuelle, la possibilité de désapprendre et réapprendre , déconstruire et reconstruire, un rapport à la nature plus direct, plus soumis et aussi plus jouissif.
J'ignore dans quel environnement vous vivez. En ville, sans doute. La vie citadine nous éloigne de la nature et nous fragilise, ce qui nous en éloigne encore plus. Je parle un peu de cela dans mon autre blog. (http://jurancon-skol.typepad.fr/transition/2017/09/asimov-avait-raison.html)
Il reste encore beaucoup de modernité dans notre vie et nous n'avons pas renoncé au confort ni à la sécurité. Tout au plus tentons-nous nous d’affiner nos exigences (de combien de confort et de quelle sécurité avons-nous vraiment besoin?) et acceptons-nous d'endosser une part plus large de responsabilité, encore que sur ces deux chapitres, le juste niveau restât à trouver, comme le démontre notre aventure du Golfe des Peines.
Rédigé par : isabelle | 30 décembre 2017 à 17:41