Nous parcourons de nouveau la Patagonie Chilienne dans toute sa hauteur, mais cette fois-ci dans le « bon sens ». Les vents et les courants nous sont, la plupart du temps, favorables. Les journées sont interminables à l'approche du solstice d'été austral et du fait que nous avançons rapidement vers le sud. Chaque soir, nous pouvons constater le recul de l'heure du chien et loup, l'ultime limite pour trouver abri. Ces jours-ci (1) c'est 22h30, autant dire que nous sommes réfugiés dans une caleta depuis longtemps. Si le besoin se faisait sentir de franchir de grandes distances d'un coup, il suffirait de se lever à 6h et de naviguer jusqu'après-diner. Pour le moment ça n'a pas été nécessaire et le soir nous avons du temps pour bouquiner, cuisiner. L'expérience accumulée depuis nos premiers bords dans le détroit de Magellan, il y a vingt mois, se traduit par une moindre anxiété. Cette navigation plus rapide et moins fatigante, physiquement et nerveusement, pourrait même être vraiment détendue si les petits génies du voyage ne s'étaient concertés pour nous compliquer les choses. Ils nous ont collé un handicap, histoire de nous garder sous pression, peut-être. Ou bien histoire que ceux de nos lecteurs qui envient notre chance méditent sur les limites de tout choix de vie. Ou encore, histoire de calmer ce sens du drame qui nous fait imaginer le pire quand un élément de notre sécurité est en question. Il est encore long le chemin que nous devons parcourir pour parvenir à la sérénité tranquille d'un Aleko qui souriait encore à un mètre du naufrage possible. Mais nous progressons. La dernière invention des petits génies du voyage a été de nous priver encore une fois d'annexe et nous avons réussi à ne pas encombrer de ce soucis technique nos derniers face à face avec les indigènes, ni nos ventripotées de centolla de pleine saison.
Origami, notre belle petite annexe pliable de construction amateur, est en convalescence après une opération chirurgicale lourde et nous hésitons à la remettre en service, de peur qu'elle ne se fracture de nouveau avant Puerto Natales. La blessure s'est produite, après un mois de bons et loyaux services assurés depuis Chiloé jusqu'à Puerto Eden. Un bête heurt contre un chandelier de Skol. Une simple maladresse sous l'influence d'une petite rafale au moment de la mise à l'eau et voilà une fissure dans le fond de la barque, qui s'est propagée vilainement sur un demi-mètre de long. Je savais bien que le matériau n'était pas le bon, mais jamais je n'aurai pu imaginer une telle sensibilité au choc ! La consternation – tant de travail pour rien ! - se mêle immédiatement à un immense soulagement, quelle chance dans notre malheur ! Au lieu de survenir dans une caleta perdue loin de tout et par mauvais temps, à un moment où il serait absolument indispensable d'aller à terre porter des amarres pour sécuriser Skol, le choc malheureux s'est produit en rade de Puerto Eden, où nous allions trouver de l'aide immédiate pour débarquer, puis la permission de nous amarrer à couple de la vedette des Carabiniers, le temps de (tenter de) solutionner le problème, avec les moyens du bord (2).
Maintenant que nous sommes repartis du petit village isolé et en attendant de savoir si la réparation effectuée tiendra le coup aux multiples flexions d'ouverture et fermeture, nous faisons tout un tas d'acrobaties pour laisser Origami se reposer tranquille sur le pont. Plus question d'aventure en dehors des sentiers battus, nous calculons nos routes pour arriver dans des abris où il y a assez de place pour tourner autour de l'ancre. Sinon, Ariel fait l'équilibriste sur le balcon de proue pendant que je dose savamment l'avancée de Skol dans les branches qui débordent de la rive rocheuse, un œil sur le sondeur, un œil dans la mâture et le troisième sur mon homme tentant de passer l'amarre autour d'un tronc (3). Le casier à crabe est simplement déposé à l'entrée de la caleta en arrivant, avant même de jeter l'ancre et il est récupéré depuis le pont de Skol, lorsque nous repartons.
Mais au bout d'une semaine de ces gymnastiques, il faut se rendre à l'évidence. Un jour ou l'autre nous devrons en avoir le cœur net et savoir si elle résiste, cette réparation ! Et puis l'envie de faire quelques pas à terre nous démange. Une cueillette et un tai-chi, vite fait ? Alors, petit à petit, Origami reprend du service. L'ouverture et la fermeture sont effectuées sans mouvements brusques. Nous limitons nos mouvements aux abords immédiats de Skol, quelques encablures tout au plus, renonçant aux virées tentantes vers les fonds de baie, aux explorations excitantes des rivières trop lointaines. Mille précautions sont prises pour éviter tout choc contre Skol, contre les roches et moules du rivage, c'est pire que si nous avions un gonflable, finalement ! Mais au moins, nous nous abritons mieux pour les coups de vent, je peux cueillir de nouveau herbes et joncs et Ariel peut recommencer à visiter et déplacer son casier en annexe lorsque nous restons plusieurs jours dans une même caleta.
Lors de l'acquisition de Banana, il y a quatre ou cinq ans, la question s'était posée d'embarquer en doublon un petit zodiac ou un kayak gonflable, au cas où. Dans les infinis préparatifs de départ, cette ligne a disparu des listes et nous l'avons oubliée. Curieusement, après le vol de l'annexe, en mai dernier, nous avons envisagé de construire un pliable OU d'acheter un gonflable, alors qu'il était patent qu'aucune annexe n'est éternelle. Nous sommes maintenant résolus à compléter l'équipement du bord d'un engin gonflable, dont le rôle sera principal ou de secours, selon le temps que durera une Origami ménagée et éventuellement renforcée. Encore du poids et de l'encombrement ! Et puis, trouverons nous en quelques semaines d'escale à Puerto Natales un gonflable assez petit et néanmoins sérieux ? Ou bien devrons-nous continuer notre périple patagon avec ce handicap ? (4)
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Ce texte a été écrit en 2017, loin des réseaux permettant la publication.
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Quelques heures de surf sur internet, quelques jours d'entrainement à la soudure plastique, sur des chutes de matériaux que nous avions embarquées à la fin de la construction, avec le petit fer à souder d'Ariel, puis il a fallu se jeter à l'eau. Origami couchée sur une table d'opération sous les néons dans la salle blanche d'un atelier de conditionnement de produits de la mer mis à notre disposition, millimètre par millimètre, refermer la fissure en faisant fondre suffisamment pour que ça soude bien et pas trop pour ne pas aggraver le problème. J'en ai passé des nuits à m'imaginer faisant les gestes et ratant l'opération !
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Nous savourons ma dextérité aux approches, fruit de tant de manœuvres délicates, et la finesse retrouvée de l'inverseur de Yann, qui patinait lamentablement depuis la dernière vidange, faite avec une huile inadaptée. Certains penseront encore à un coup des petits génies de la mécanique mais j'y vois simplement une erreur grossière. On réapprend tous les jours à lire les étiquettes et les notices et à ne pas écouter les conseils d'un vendeur ! Merci aux soutiens français pour le diagnostic du problème et à Gonzalo, pêcheur Edenino, pour le litre de SAE 30 gracieusement offert.
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A l'heure où nous publions ces lignes, un minuscule zodiac gonflable est fixé sur le roof et la brave Origami, dont la soudure amateur avait bel et bien tenu le coup, a très mal vécu l'opération de renforcement exécutée dans un chantier de Puerto Natales, elle continue le voyage avec nous mais nos espoirs de la garder opérationnelle sont minces.
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