Voilà, nous sommes à pied d'œuvre. Ile Adelaïde, premier camp de base possible dans nos prévisions d'escapade vers le Cap Horn. A partir d'ici s'ouvrent des choix de route hors du labyrinthe protégé des canaux, car nous sommes très proches d'une des sorties vers le passage de Drake, toujours à l'ouest du Cap Horn. Une semaine de navigation au large, et voilà ! On pourrait, après avoir contourné l'objet des rêves de mon homme, rejoindre l'Est du Canal Beagle, ou bien filer direct vers l'Atlantique. Sur le papier, ça fonctionne bien, c'est classe.
Mais on hésite, on hésite, surtout moi. Je freine même des quatre fers. Chaque jour nous réinterrogeons la météo et constatons le manque patent de bonne volonté de Momo. C'est décourageant. Il y a pourtant un changement dans les grands équilibres cosmiques, l'anticyclone sud pacifique a régressé, la saison avance, inéluctablement vers du mieux. Certes. En attendant, l'état de la mer dehors est épouvantable avec les vents qui soufflent. Mal de mer garanti. Que deviendra le panache avec la tête dans le seau ? J'avoue, je n'ai pas envie de me bagarrer à ce point-là. Et puis, en ce qui me concerne, j'aimerai prolonger encore un peu la vie dans les canaux, pendant qu'on est là, parce que après, ça sera fini. Plus jamais ? La dureté de cette région me fait actuellement douter d'avoir le courage d'y revenir dans quelques années (1) même pour ses beautés si époustouflantes.
Sans trancher encore sur la délicate question, force nous est de convenir que nous avons déjà mis plus de temps que prévu à parvenir jusqu'ici (2) et qu'il est temps de faire le point des réserves du bord. Il faut savoir combien de jours nous pouvons nous permettre d'attendre un éventuel lâché prise du mauvais temps et encore avoir assez à manger pour la route par les canaux, qui est beaucoup plus lente que la navigation au large au cas où aucune fenêtre décente ne se présente. A manger nous avons pour cinquante jours, preuve que nos routines d'avitaillements sont au point. Le carburant devra être utilisé plus parcimonieusement : moins de chauffage et moins de voile-et-moteur. Ce qui va vraiment manquer, horreur, c'est le papier hygiénique ! (3) Un plan de réduction drastique de la consommation de PQ est immédiatement décidé et mis en œuvre, ça serait vraiment trop ridicule de devoir renoncer à nos ambitions à cause d'une peccadille pareille !
Après ces bonnes résolutions et quelques altercations au sujet de la valeur des symboles et du niveau de risque acceptable dans notre vie, nous décidons sagement d'avancer, vers le second camp de base envisagé, plus près du Cap Horn, moins glorieux mais néanmoins encore très honorable à nos yeux.
Nous prendrons encore une claque sérieuse dans ce déplacement. Un peu plus de vent que prévu, un peu plus de nord que prévu et voilà un grand coude du Canal Brecknock qui se transforme sous nos yeux en un tapis d'écume infranchissable, au loin. Au point de nous faire peur. Nous parviendrons à réduire la durée de l'épreuve en nous risquant dans un raccourci hasardeux, zigzagant entre le kelp, les hauts-fonds et les rafales vagabondes (4), espérant atteindre un havre au joli nom de Caleta Yahgan. Mais d'abri point ne nous sera donné, les rafales entravent la manœuvre et l'ancre refuse de mordre le fond à tel point que nous renonçons et reprenons la route vers l'abri suivant, qui lui aussi se trouvera inabordable au premier coup d'œil. La troisième caleta de la journée sera la bonne, car nous l'atteindrons dans un moment d'accalmie relative, peu avant la nuit. Ouf. Encore une journée intense….
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Me viennent des idées à la Joachim Du Bellay, après ce beau voyage, me satisfaire de vivre auprès des miens le reste de mon âge… Déjà ma résistance à l'adversité est diminuée, alors ? Ariel ne ressent rien de tel et mes divagations non-homériques le contrarient au plus haut point.
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Nous avons pourtant emprunté, au nez et à la barbe des patrouilleurs de Magellan, un raccourci illégal dans le labyrinthe, le Canal Barbara, qui nous a fait « économiser » le détour par le Canal Magdalena, seul passage autorisé entre Magellan et le Sud. Et nous avons aussi pris quelques risques pour arriver ici juste avant un épisode violent, lequel a fondu sur nous pendant la manœuvre d'amarrage, nous plaquant au rivage. Encore une action « commando » pour sortir Skol d'une mauvaise passe. Encore des chocs au bas du safran, le pôvre. Heureusement l'inspection par caméra submersible a levé nos inquiétudes. C'est du solide !
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Nous avons visiblement consommé beaucoup plus que prévu. Conséquence des diarrhées répétitives quand la trouille nous talonne ?
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Le kelp est l'algue géante invasive de cette région. Redoutable pour les hélices des petits bateaux. Nous avons été suivis et rattrapés sur cette route sinueuse par deux bateaux de pêche, eux aussi évitant le mur d'écume, confirmation que notre raccourci non cartographié était connu des gens du coin et pertinent dans ce cas. C'est toujours réconfortant de découvrir après coup qu'on a pris une bonne décision.
Je l'avais bien dit ! c'est le PQ qui vint à manquer...
Et dans ces contrées si inhospitalières, pas même un cep de vigne qui offrirait de belles grandes feuilles comme chez moi ?
Je ne doute pas que des baroudeurs comme vous n'aient trouvé un ersatz confortable à l'usage ?
;-))
Rédigé par : Flora | 15 avril 2018 à 20:25
@ Flora : Personnellement, depuis le Sénégal, je peux m’imaginer sans PQ. Mais en mer, pas facile. On a changé notre politique de contact avec les autres navigants en se disant qu’une rencontre pourrait être l'occasion de quémander un complément avant même d’être en rupture de stock. Malheureusement, ou heureusement, il n’y avait pas grand monde cette année dans les canaux fuégiens… peut-être à cause du mauvais temps.
Rédigé par : isabelle | 16 avril 2018 à 21:16