C'est comme une routine de plus qui s'est installée. Une routine plaisante, réjouissante, qui participe du sentiment familier que nous éprouvons dans cette région. Dès que l'amarrage est achevé, celui ou celle qui est allé porter les amarres aux arbres fait un premier rapport sur les « ressources locales ». Y'a plein d'Apio ! Ou bien J'ai vu par là-bas du Calafate mûr à souhait ! Sinon, je pars tout de même en quête pour vérifier s'il n'y a pas quelque chose de bon sur l'autre rive, ou sur le flanc de colline, ou sous les arbres, ou au-delà des arbres. Je reviendrai avec une petite poignée de baies qui servira à parfumer le rhum du soir, ou bien avec une boite remplie à toc promettant quelques jours de compote ou de soupe de kefir aux baies sauvages (1).
Je peux oublier le temps pendant des heures lorsque je pars en quête. Mes pas sont lents. Difficulté à progresser dans cette couche épaisse de mousses et herbes perchées sur des buissons bas, eux-mêmes noyés dans les branches basses des arbres. C'est surprenant de se retrouver soudain marchant au niveau de la cime des arbres sur quelque chose de flexible qui parfois s'affaissera sous le poids du corps, lequel s'y enfoncera jusqu'à la taille. Mon œil cherche. Droite, gauche, balayage, focalisation, le regard glisse entre le sol et la hauteur d'épaule, attentif à une forme, une tache de couleur qui inviterait la main. Plaisir de ne pas savoir à l'avance ce que je vais rapporter, dans la petite gamme des végétaux que nous consommons ou utilisons (2).
Moments de contemplation. Les feuillages, les mousses d'une incroyable diversité, les petites fleurs de l'été austral. Lorsque mes pas me conduisent vers les hauteurs, je jouis du paysage, quelle que soit la couleur du ciel, quitte à me poser sous l'abri d'un canelo le temps que passe un grain. Moments où mon corps est en prise avec le solide, instants qui restaurent ma paix avec le cosmos ébranlée par les facéties de l'eau et du vent.
Parfois, Ariel m'accompagne, lorsque la promenade le tente ou qu'une promesse d'abondance le motive à venir cueillir avec moi. Nous passons alors encore plus de temps, poussons nos pas plus loin, ou plus haut et revenons à bord fourbus mais ravis.
Ces récoltes de végétaux ne compensent pas tout à fait aux yeux de mon homme les échecs qu'il essuie avec la pêche au casier, qui ne donne presque rien depuis des semaines! Il semble que toutes les centollas adultes sont parties dans les grandes profondeurs et que seules les petites se laissent encore piéger à moins de vingt mètres.
Et puis il y a les joncs, que mes yeux repèrent, dont mes mains d'une caresse évaluent la qualité. J'imagine ce que je pourrais en faire, selon leur taille, leur couleur, leur diamètre. Pas une escale dans que je ramène à bord une botte liée d'un brin à la façon indigène, une botte qui séjournera quelques temps sur le roof, puis ira finir sa maturation en pointe avant, jusqu'à ce qu'il soit temps d'en faire quelque chose (3). Regard bienveillant de mon homme sur cette lubie qui m'a prise de me perfectionner dans cet art en tressant pratiquement tous les jours.
Mon cœur est connecté à nos amies Kawésqar, bien sûr, même lorsque nous quittons leur territoire pour nous engager dans celui des Yahgan, dont nous ne connaissons aucun représentant. Le sentiment de chez-nous s'estompe un peu dans les paysages plus sévères de la Terre de Feu. Je sens alors que je m'éloigne d'elles mais, en poursuivant les récoltes et le tressage des paniers, j'ai l'impression de leur rester fidèle, de prolonger le lien encore un peu.
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Rien à voir avec les razzias de mûres des étés de mon enfance. Mes sœurs et moi partions vers des coins connus depuis des années et revenions avec des seaux plein, pour faire les confitures de l'hiver. Rien à voir en ce qui concerne les quantités, mais tout à voir en ce qui concerne le plaisir ! La gamine en moi jubile de cette générosité de la nature. Certes, nous n'aimerions pas dépendre de ces ressources pour notre survie, car les quantités sont aléatoires et le temps consacré important si on compte la cueillette elle-même et le tri, l'épépinage et la cuisson qui suivent.
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Quatre sortes de petites baies peu sucrées mais savoureuses après une courte cuisson. Il y a quelques semaines, ce que nous trouvions n'était pas assez mûr. Maintenant, c'est parfait, cœur de saison. Toutes les variétés d'Apio Sylvestre, ce petit céleri sauvage qui est devenu un ingrédient quotidien dans notre cuisine et dont le bouquet vert égaie notre table en permanence, réserve du bord entre deux récoltes. Selon les environnements et les sous-espèces, il sera plus ou moins amer, plus ou moins grand, plus en tige ou plus en feuille, mais toujours délicieux. Le fruit du Canelo dont la saveur et le piquant sont très proche du poivre. J'ai cherché avec persistance mais sans succès la Hierba Buena que Maria-Isabel nous avait appris à reconnaitre, dommage. Nous avons peut-être mal compris les environnements dans lesquels elle pousse, ou bien peut-être ne pousse-t'elle pas sous les latitudes si australes, si loin au sud de Puerto Eden. Nous avons lu qu'auprès de l'Apio Sylvestre pousse souvent une espèce de pomme de terre mais ne l'avons jamais cherchée. Il nous manquait l'introduction à la plante par un de ses consommateurs et peut-être aussi nos réserves de patates considérables ne constituaient aucune incitation à chercher leur équivalent sauvage.
Très beaux ces tressages, et les couleurs !... Je rêve moi aussi de travailler l'osier, pour l'instant ça pousse doucement dans le jardin...
Rédigé par : Michel Fromm | 10 avril 2018 à 18:18
Isabelle,
Ta prose poétique me paraît de plus en plus agréable à lire, le style de plus en plus concis et, en même temps, imagé. On a l'impression de sentir le sous-bois et d'entendre le chant des oiseaux...
Je ne risque aucun commentaire sur le fond, ayant presque honte de mes navigations en pantoufles.Nous venons d'arriver à la marina de Las Palmas GC, venant de la marina d'Arrecife (Lanzarote) ;))
J'admire votre audace !
Rédigé par : Yves sur la Curieuse | 10 avril 2018 à 19:03
@ Mitch: le jonc va blondir quelle que soit sa couleur d'origine, mais des nuances persisteront.
@ Yves : merci, j'en rougis de plaisir!
Rédigé par : isabelle | 13 avril 2018 à 22:01
Que c’est joli ces énormes champignons oranges, ce sont bien des champignons? On dirait des lampions.ils sont comestibles?
Soyez prudente Isabelle quand vous partez seule ,tout cette végétation peut cacher des trous ?
Un très très gros bravo pour vos travaux de tressage, c’est super beau!!
Rédigé par : Liliane | 13 avril 2018 à 22:07
Très beaux ses soleils jaunes sur l'arbre !
Rédigé par : Thierry | 13 avril 2018 à 22:08