A chaque fois que je ressens de la peur, je m’interroge. Le danger est-il avéré ou bien est-ce mon imagination qui me travaille à l’excès ? Suis-je devenue paranoïaque à force de prendre des mauvais coups ? Ou bien mon niveau de vigilance est-il sainement placé pour prendre les bonnes décisions ? Ariel me moque souvent et il a beau jeu, car la plupart du temps nous nous tirons d’affaire sans que le « pire » advienne. Il faut dire que mon imagination en ce qui concerne le pire est extrêmement fertile. Cette fois-ci, mes dernières nuits en mer avant l’entrée à Guaratuba sont perturbées par des images de Skol partant au surf dans les rouleaux sur la barre, puis perdant le contrôle de sa trajectoire et se trouvant en travers d’énormes déferlantes, je vous laisse imaginer la suite. Ou bien je rêvais de sensations hyperréalistes de talonnage brutal sur le fond de sable dur, dans le creux des mêmes rouleaux, à pleine vitesse, le choc ébranlant le gréement, arrachant le gouvernail, et vous imaginez la suite. Ni l’un ni l’autre ne s’est produit, finalement. Mais ce n’est pas passé loin, cette fois. Si j’avais su, je ne serai pas venue ! Le soupir de soulagement que j’ai poussé, jambe flageolantes, quand, à la fin du quatrième surf le sondeur a bien voulu nous restituer des profondeurs décentes et que les bouillonnements d’écume ont bien voulu rester derrière nous au lieu de nous poursuivre de leurs assiduités, n’a duré que le temps que je me mette à imaginer la sortie par le même chemin. Impossible. Comment avons-nous pu prendre un tel risque ? Pourquoi ? Et comment sortirons-nous de ce piège ? Tout ça pour les ibis rouges ?
Ces oiseaux absolument magnifiques avaient pratiquement disparu des côtes de l’Etat Brésilien du Parana il y a quelques années, sous l’effet des destructions de l’habitat et de la prédation humaine pour la couleur écarlate de son plumage - couleur qu’il doit à son régime alimentaire et qui ne se maintient pas en captivité - mais les efforts de protection de l’espèce après sa classification en voie de disparition ont permis que certains effectifs se reconstituent dans la région.
Trois jours de mouillage tranquille dans la mangrove en attente de leur passage nous ont rappelé nos semaines de « vie à l’ancre » dans les mangroves Sénégalaises (1), les montagnes en arrière-plan en prime. Le paysage de montagnes était l’autre raison de cette escale. Après avoir dûment contemplé les hérons, spatules, frégates, bec-en-ciseaux, aigrettes et autres petits et grands oiseaux, nous étions heureux d’avoir eu le privilège de voir fugacement passer le vol d’une poignée d’ibis rouges un soir dans la pénombre, ignorant encore que dix jours plus tard, ailleurs, se seraient des groupes de plusieurs dizaines que nous admirerions au petit matin, volant en formation si serrée qu’on aurait l’impression d’un tapis volant écarlate ! Reposés et repus d’observations, nous nous sommes rapprochés de la petite ville de Guaratuba, car il fallait bien rentrer en contact avec des humains capables de nous indiquer la sortie, n’est-ce pas ?
Evidemment, malgré la beauté du plan d’eau, à cause des aléas du passage de la barre, il n’y a que très rarement des visites de bateaux à voile. La marina à qui nous avons demandé asile, ne sachant que faire d’un baroudeur comme Skol au milieu des vedettes motorisées et chromées, nous a renvoyés plus loin, face au quai des pêcheurs et à proximité du seul voilier de toute la région. Quelle bonne idée ! Les pêcheurs passent quotidiennement la barre pour aller chercher au dehors la crevette géante et le fait que nous ayons passé l’épreuve rock’n roll nous a valu leur respect, la permission de nous amarrer à une de leurs bouées, quelques kilos desdites crevettes dans un état de fraicheur inégalable, ainsi que les indications pour la sortie dont nous avions besoin. Les propriétaires du seul voilier local ont tenu à faire notre connaissance, puis à nous présenter à un couple de Français arrivés eux-mêmes en bateau et sédentarisés ici, dont l’histoire et les choix de vie nous ont touchés (2). Tout ce petit monde attentionné (3), ayant compris le goût que nous avons pour les oiseaux, nous a parlé avec enthousiasme des perroquets du rio Superagui, dans la baie suivante, l’immense baie de Paranagua, une petite journée de voile plus loin …
- Solitude, silence général hormis le passage occasionnel d’une barque de pêche ou de transport sillonnant les méandres du delta vers les communautés reculées. Chaleur et moustiques. Et taons. Une espèce particulièrement vindicative et urticante.
- Ils étaient aussi les premières personnes que nous rencontrions au Brésil ouvertement mécontentes du résultat de l’élection présidentielle. Notre enquête de terrain sur l’électorat de Jair Bolsonaro suit son cours.
- Nous sommes repartis de Guaratuba avec quelques pièces mécaniques fabriquées sur mesure pour notre hale-bas, le panneau de fermeture de Skol revêtu de bois neuf, de petites merveilles en conserves et un régime entier de bananes du jardin, qui allaient s’avérer sublimes.
Encore un bon moment passé à vous lire, quelle merveille ces ibis, comme des notes de musique sur une portée. Cela valait bien quelques (grosses) sueurs (très) froides.
Rédigé par : jannick | 16 décembre 2018 à 17:47
@ Jannick : eh bien sincèrement, avec le recul,je ne pense pas que ça valait une telle prise de risque. Nous aurions dû chercher des informations plus fraiches AVANT de nous présenter devant la barre. La passe avait beaucoup bougé depuis un ou deux ans. Je précise ce point pour alerter d'autres candidats à l'entrée aventureuse. Mais bien entendu, une fois à l'intérieur, il aurait été dommage de ne pas aller voir...
Rédigé par : isabelle | 09 janvier 2019 à 14:18