(dessins de Carybé, artiste emblématique de Salvador, ami de Jorge Amado et Pierre Verger)
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Oh ! Comme j’aimerai vivre toute ma vie dans cette rue ! glisse ma nièce, jeune adulte, d’un air de petite fille faisant des plans pour l’avenir. Elle semble tellement à son aise, elle, dans ce monde métissé, jonglant avec les flous et les improvisations qui semblent faire l’essence de la culture bahianaise, afro-brésilienne, sinon brésilienne, et qui nous, nous déstabilisent encore bien souvent (1).
Si on poursuit le chemin au-delà du petit restaurant, on tombera sur le Forte Santo Antônio, un ancien fort militaire reconverti en sanctuaire de la capoeira (2). Il faut dire que notre tablée d’Abara de Vovo ce soir est entièrement reliée à la capoeira, d’une manière ou d’une autre. Ma nièce pratique cet art en France depuis l’âge de sept ans. C’est en réalité grâce à elle et son projet d’aller enfin découvrir la « mecque de la capoeira », dont elle rêve depuis son adolescence, que j’ai eu la joie de revoir ma sœur avant la fin du voyage. Elle excelle dans le jeu de combat autant que dans le chant et le maniement des instruments. Ses amies européennes, qui passent nous saluer ici ou à bord de Skol, sont toutes des capoeiristes assidues, venues à Salvador pour participer au grand séminaire d’été « capoeira au féminin » qui vient d’avoir lieu à Itaparica. Ma sœur a pratiqué un peu moins assidument que sa fille mais assez durablement pour s’être sentie curieusement familière (3) avec les lieux et personnages de Salvador dès les premières heures de son séjour. Fubuia est, je l’ai déjà mentionné, professeur de capoeira à Paris. (4) Ariel et moi ne sommes que des spectateurs, cependant des spectateurs assez éclairés, tant nous avons reçu d’explications et de récits à propos de cette pratique importée d’Afrique par les esclaves. Ariel a même participé, à Itaparica, la semaine précédente, à la fabrication d’un Berimbau, arc musical muni d’une calebasse, instrument emblématique de la capoeira s’il en est.
Alors évidemment, la conversation, tôt ou tard, converge sur ce sujet. Fubuia nous parle avec un peu d’amusement du désir insatiable des européens pour les « explications ». Ils veulent savoir et comprendre le pourquoi et le comment des gestes et des rituels mais la capoeira n’est pas théorisée, nous dit-il, elle passe par le corps, pas par la tête, c’est ce que les occidentaux ont du mal à accepter, ils résistent à se laisser aller, bien souvent. Cependant, objectera ma nièce plus tard, il y en a un, Mestre Moraes, qui a commencé ce travail de formalisation, de théorisation depuis quelques décennies. « Le » Maitre Moraes dont nous entendrons la voix un soir après la bière et l’acarajé, à l’occasion de sa rode hebdomadaire, au fort Santo Antônio. Sa voix incroyable lancinante comme celle d’un griot, entraînera les musiciens et provoquera les joueurs au centre du cercle, et l’ensemble se maintiendra à très haut niveau. Les jeux seront élaborés et fluides, la bateria jouera avec un élan qui se maintiendra pendant deux heures. Je suivrai moi-même les affrontements dans une intense concentration, attentive aux coups portés et esquivés, flagrants ou discrets, aux mimiques des joueurs, volontaires ou involontaires, tentant juste pour ma part de suivre chaque duel , saluant en mon fort intérieur les jolis coups, les belles contre-attaques, les acrobaties pertinentes. Ariel, lui observera avec plus de recul, sensible aux protocoles visibles, aux hiérarchies et à la proximité des corps.
MESTRE MORAES - VENCER (extrait)
A l’autre extrémité de la suite de rues qui termine au fort, se trouve la place célèbre nommée Terreiro de Jesus où nous avons assisté il y a quelques jours à notre première rode (5) de rue. La rue est le lieu d’expression historique de la capoeira mais rares étaient les étrangers à savoir où et à quelle heure (6) aurait lieu la fameuse rode de maestre Lua Rasta, où allaient participer de grandes pointures venues d’au-delà des frontières de l’état de Bahia ! La rode de rue se distingue de la rode en salle dédiée. Plus spontanée, plus sauvage, plus imprévisible et plus joyeuse, surtout au début, avec sa déambulation burlesque avant que soit choisi le morceau de trottoir qui va servir d’arène et à la fin, lorsqu’elle s’achève en samba de roda dans une arène progressivement rétrécie par le resserrement du cercle des joueurs, désormais tous debout, trépidants, frappant des mains en cadence avec les percussions accélérées, encourageant les femmes dans leurs envolées sensuelles. Quel privilège de pouvoir accéder à ces moments exceptionnels !
(fin de la série Abara de Vovo).
- Les trois textes de la série Abara de Vovo sont tentativement inspirés de cette culture du flou, de l’entremêlement et de l’improvisation. Après avoir savouré la traduction littéraire de cette culture dans l’écriture foisonnante de Jorge Amado, j’ai eu envoie de débrider un peu mon écriture. Il est possible que leur lecture provoque une légère déstabilisation par moment.
- Lieu de mémoire et de transmission. Chacune des salles qui cernent la cour a été attribuée à une des écoles de capoeira de la ville pour servir d’arène de pratique, de lieu de conservation des souvenirs et reliques.
- Il y a quarante ans, nous avions fait escale en famille à l’époque du Carnaval de Salvador. Mais les souvenirs de Martine ont été réactivés, mélangés puis entretenus par l’activité de capoeriste, systématiquement reliée à Salvador à travers les chants, les récits, les lignages des maîtres.
- Il a d’ailleurs été le « maitre » de ma propre fille, lorsque celle-ci a fréquenté son école parisienne il y a quelques années. Le monde est incroyablement petit.
- La rode est le lieu, le moment et la forme en cercle que prend le groupe pour pratiquer la capoeira.
- Nous qui nous attendions à en voir tous les jours, à tous les coins de rue, nous avons été un peu étonnés. Ça reste assez confidentiel finalement. Quelques écoles ayant chacune quelques dizaines à quelques centaines de pratiquants, dans une ville de combien de millions d’habitants ? Les simulacres de capoeira affichés par l’office de tourisme ou intégrés à des spectacles ne comptent pas à mes yeux. Les capoeiristes essaiment partout dans le monde mais ne sont pas si visibles que cela au quotidien dans « leur » ville.
....il nous restera les Gnawas...
plus près de chez "nous"
Rédigé par : Georges et Anja | 02 juin 2019 à 19:37