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Pour rejoindre nos rendez-vous avec ma sœur à Abara de Vovo, nous passons à chaque fois devant l’église Rosario dos Pretos l’une des quelques deux cent églises de la ville – Baie de Tous les Saints oblige – mais pas une quelconque. La seule que nous ayons visitée. Celle-ci est une église de Noirs, construite par les esclaves après leurs journées de travaux forcés et, toujours, fréquentée en majorité par des Noirs. La prêtrise a évolué au fils des âges, comme en témoignent les photographies de groupe exposées dans une aile, où la proportion de robes sur peau noire a progressivement augmenté. Mais seule la dernière photo, la plus récente montre un Noir à la tête du groupe. Ces foutus Blancs en ont mis du temps à lâcher le pouvoir.
D’un petit geste discret, Fubuia, notre orateur enflammé, a appelé une autre bouteille de bière, venue remplacer le cadavre de la précédente, qui finit dans un seau au pied de la table, afin de fournir le compte pour l’addition en fin de soirée. Pour nous autres navigateurs rustiques, la bière fraiche est un luxe rare et nous suivons le rythme sans fléchir. Au fil des bouteilles, le regard nostalgique de ce semi-exilé nous fait penser aux retornados, les exilés politiques des dictatures latino-américaines retournés au pays, qui retrouvent un pays transformé qu’ils ont du mal à aimer. De fait, il n’est ici qu’en vacances pour deux mois, car il a depuis longtemps exporté sa vie et son talent de capoeiriste à Paris, au sein de la nombreuse et chaleureuse communauté brésilienne, aténuatrice de saudade (1). Ce n’est donc pas tout à fait la voix du brésil que nous entendons dans sa bouche.
Dans un détour de la discussion, il nous surprend en affirmant se sentir moins ségrégué racialement en France qu’au Brésil, où l’arbitraire et une sorte d’impunité semblent régner dans les pratiques policières, capables ici de tuer un gamin pour une chainette en or volée à la tire. Cet homicide policier survenu la veille l’agite considérablement et viendra sans doute malheureusement alimenter la vision que les brésiliens exilés à Paris entretiendront du devenir de la patrie lointaine. Nous pourrions être tentés d’y lire une déformation du regard aidé par le battage médiatique habituel, une caricature, une exagération, si nous n’avions pas déjà rencontré d’autres échos de ce racisme. L’élection récente de Jair Bolsonaro a libéré certaines paroles, et certains comportements, au détriment des « minorités ».
L’acarajé d’Abara de Vovo est vraiment délicieux, le beignet de pâte de haricot frit dans l’huile de palme s’ouvre sur une garniture de, sauce à la cacahuète et crudités coupés en petits cubes à la fois moelleux et croquants, et déborde des fameuses crevettes séchées, une autre spécialité locale. La dose de piment est parfaite. Nous avions déjà effectué quelques dégustations dans le quartier bas, qui jouxte le port et même s’ils étaient excellents, il y a quelque chose ici de plus soigné, peut-être que l’huile de palme du chaudron de friture est changée plus souvent, ou les sauces mieux équilibrées, ce sont des petits riens que nous ne parviendrons pas à identifier, mais qui confinent à la perfection.
Nous savourons en poursuivant la conversation, laquelle évitera comme toujours le sujet qui nous, nous touche énormément dans cette ville, dans ce pays, dans ce continent sud-américain: les inégalités flagrantes. Nous sommes ici à une table du quartier haut, dans un environnement privilégié, agréable à l’œil, fréquenté par des touristes et la classe moyenne du coin, qui peut payer sa bière et son acarajé plus cher qu’en bas, où tout est moins beau, moins soigné, depuis les trottoirs parfois délabrés et façades ici ou là gangrenées, à la musique de rue souvent presque brutale (4) et donc, jusqu’à la cuisine populaire plus souvent bâclée. Et les miséreux, si nombreux, qui tentent de gagner trois reals en vendant des bonbons ou attendent, exténués, la fin du jour, la fin de la nuit, la fin des temps. Les inégalités économiques et sociales sont un sujet oublié, voire tabou. Jamais un voyageur - backpacker ou voileux - que nous ayons rencontré n’a exprimé spontanément sa gêne et sa tristesse face à l'injustice sociale criante qui nous, nous fait pleurer si souvent. Nous avons même parfois l’impression de déranger quand nous l’évoquons.
(a suivre)
- Saudade : la nostlagie à la brésilienne.
- On entend en bas le son saturé par trop d’amplification de musiques populaires d'aujourd'hui, tandis qu’en haut, se jouent en live les musiques traditionnelles, les tambours de la Batucada, les ondulations et frétillements du Samba, ou la rythmique douce et lancinante de la Capoeira.
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