L’étrave de Skol plonge vigoureusement dans la houle de l’alizé du Nord-Est et lève une belle gerbe d’embruns qui vient s’abattre sur le pont après avoir scintillé un instant dans la lumière équatoriale. L’eau, court sur le pont, se faufile et à force de persévérance trouve un chemin sous le vieux joint du petit capot, à droite du mât. Une fois entrée, la goutte cours au plafond, oui au plafond, lequel est, depuis trois semaines que nous naviguons contre le vent, incliné de dix à vingt degrés vers la gauche. Par l’effet de la gravité et aussi d’un peu de capillarité, elle rejoint la précédente à un coin de vaigrage au centre du plafond, d’où, sous l’effet d’un mouvement plus brusque qu’une vague imposera tôt ou tard, car l’alizé ne se laisse pas remonter sans vous secouer un peu, elle se détachera pour tomber, par la malignité de la géométrie, sur le bras ou le nez de la dormeuse. Il se trouve que la couchette est à gauche. Eussions-nous navigué sur l’autre bord, c’est la réserve des cartes marines qui aurait reçu les gouttes, mais les cartes sont soigneusement enveloppées de plastique.
Cela dit, il n’y a pas que des inconvénients à avoir une couchette à bâbord quand on remonte l’alizé tribord amure. Au moment où s’achève le quart de veille et que vient l’heure de prendre son temps de repos, cette couchette vous accueille avec une délicieuse facilité, il n’y a qu’à se laisser aller pour être instantanément pris en charge par le bercement dans sa forme rendue particulièrement confortable par l’évasement du flanc de la coque et quelques coussins judicieusement placés. Lorsque nous remontons au près sur l’autre bord, l’opération d’aller se coucher nécessite un moment de varappe, car il faut s’agripper aux parois d’une main pendant que l’autre noue les demi-clefs nécessaires à la mise en place de la toile anti-roulis, une bâche solide qui vient empêcher le dormeur de tomber dans la coursive au beau milieu d’un sommeil mérité, ce qui est plus brutal qu’une goutte d’eau, convenons-en. En outre, au moment du levé, tribord amure vous laisse le temps de vous habiller avant de tenter la position debout, tandis que bâbord amure vous jette hors du lit sans pitié.
Alors recommence l’entrainement de cosmonaute, ou plutôt il continue, car même le sommeil est affecté par la pesanteur modifiée. On se cogne aussi beaucoup en tentant de prendre appui lorsque le coin de table à carte vient trop vite à la rencontre de la hanche qui le cherche, ou en ratant ses appuis, comme quand le pied glisse sur un tapis qui n’a aucune constance en matière d’adhérence au plancher. C’est après une ènième glissade et autant de bleus qu’Ariel a collé une bande d’antidérapant disgracieuse mais salutaire sur la première marche de l’échelle de sortie, celle qui n’a pas de rebord, l’idiote ! (1) Parfois, on se fait bousculer malgré d’excellents appuis, les mystères du roulis et tangage combinés sont infinis.
J’en veux pour preuve la véritable bataille qui se livre à l’avant du bateau, dans l’espace exigu où se loge notre soute à voile, située à bâbord et notre cuvette de WC, à tribord. Le lecteur maintenant familiarisé avec bâbord et tribord comprend instantanément avec un effroi dont nous lui sommes reconnaissants la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons au moment d’aller aux toilettes. Ce siège qui porte parfois, dans la vie tranquille des terriens, le titre de trône, se comporte ici plutôt en siège éjectable, ou en cheval sauvage bien décidé à nous désarçonner comme au rodéo. Il faut comprendre le genre de mouvements auxquels se livre la proue du bateau lorsqu’il avance à pleine vitesse (2) dans une houle alizéenne agrémentée de quelque étrange clapot sec provoqué par les courants équatoriaux, contre-équatoriaux, et tutti quanti. En l’espace de quelques secondes, le nez de Skol va plonger à la verticale dans le creux de la houle puis se faire bousculer vers la gauche par une crête de clapot qui sonne comme une claque et ensuite se vautrer à la gite et en tournant sous l’effet de la petite survente qui résulte du mouvement précédent. Mais la séquence est loin de rester stable, parfois deux claques se suivent et nous surprennent ou bien la plongée est interrompue prématurément par un coup de boutoir liquide, bref, on ne peut pas anticiper ces mouvements, qui sont particulièrement amples à l’avant, là où justement nous nous trouvons, installé sur le WC. Il faut alors s’appuyer de la main droite au plafond pour rester assis et ainsi tenter de garantir le maintien de son contenu à l’intérieur de la cuvette, tout en pompant délicatement (3) de la main gauche pour évacuer le plus vite possible ledit contenu vers l’extérieur du bateau. Combien de fois ne nous sommes-nous pas retrouvés la tête la première dans les sacs à voile, brandissant misérablement un bout de PQ souillé, le short aux chevilles. Les rares jours où le vent nous a invités à virer de bord pour répondre à une de ses inflexions défavorables, il y a eu une file d’attente dans la coursive, avec ticket numéroté pour garantir l’ordre de passage sur le trône redevenu provisoirement praticable ! (4).
Tribord amure est encore le moins mauvais bord pour l’exercice quotidien de cuisine auquel se livre mon homme qu’il pleuve ou qu’il vente, qu’il tangue ou qu’il roule. En effet, sur ce bord-là, il peut prendre appui de la fesse sur le caisson de l’évier et disposer de ses deux mains libres pour manier ingrédients et ustensiles au-dessus du petit réchaud qui oscille sur son cardan au gré des vagues. Sur l’autre bord, il consacre la moitié de son énergie à ne pas tomber de tout son poids sur le réchaud en prenant appui d’un pied sur la commode, mais oui ! Cependant, selon lui - et en tant que simple assistante de cuisine j’ai compris depuis longtemps qu’il est vain de tenter de l’en dissuader - toute bonne cuisine comporte nécessairement une sauce longuement mijotée. Alors, même sur le bord le moins mauvais, il se retrouve souvent dans une situation de type « Interville », vous savez, ce grand jeu télévisé dans lequel une équipe doit accomplir une tâche absurde pendant que l’équipe adverse lui complique la vie en savonnant la planche ou en secouant vigoureusement son piédestal. D’ailleurs, Ariel s’amuse à commenter lui-même ses exercices comme s’il était au micro pour la télévision : « Le concurrent de Locmiquelic doit maintenant faire cuire une omelette en empêchant les œufs de quitter la poêle alors que Yemanja et toute son équipe (Poséidon, Janaina, Fürüfuhé et bien d’autres) s’acharnent à secouer le réchaud dans tous les sens ! A vous, Guy Lux, à vous Cognac-Jay ! »
- Une des rares fautes de construction que nous mettrons au débit du premier propriétaire, celui qui a réalisé l’aménagement intérieur en magnifique bois d’ormeau de notre maison flottante.
- Oui, nous avons parfois réduit la toile juste pour calmer la cabriole quelques heures, le temps de cuisiner ou pour passer une nuit plus douce.
- Pas question de s’agripper à la manette de la pompe qui ne résisterait pas à l’effort de quelques g d’accélération appliqués au poids d’un homme ou d’une femme. Moyennant quoi, la pompe, qui avait posé des problèmes le long des côtes de l’argentine, a cette fois-ci assuré sa mission sans faillir.
- C’est à cause de toutes ces complications que la disposition des bouteilles de gaz sur le pont a été préventivement changée, afin de ménager un accès facile au balcon arrière bâbord, lieu idéal pour un petit pipi directement dans la mer.
Mystères et roulis du tangage...l’omelette prend des risques à ne pas rester dans la poêle si j’entends bien Isabelle raconter?mais bah! Il y a d’autres ressources à voir ce magnifique poisson porté à bout de bras! Et bravo la manière dont vous racontez ces histoires
Que nous racontez- vous sur les Açores? Quel ciel? Quelle mer?
Rédigé par : Liliane et Andre | 20 juin 2019 à 11:15
Hola du Skol!
Ces articles sont géniaux bravo à vous. Beaucoup de poésie et d'humour c'est vous tout craché. De notre côté, Békwaipa est à sec et chacun est parti sur son chemin. Celui de Robin est de retrouver Carolina et de bosser quelques temps avant de se lancer dans un projet de permaculture. Le mien est de faire cette transpacifique, de rejoindre ma douce ou qu'elle soit, puis on verra bien.
de gros bisous du continent, stressé et stressant, aliéné et aliénant. Profitez bien du calme en mer la tempête n'est pas au large...
Philou
Rédigé par : Philemon | 20 juin 2019 à 11:20