Après un long silence, dû à l'isolement extrême dans lequel nous nous trouvions, nous profitons d'une escale dans la civilisation pour reprendre la publication de ce que nous avons écrit pendant nos semaines dans la suite du détroit de Magellan et les canaux fuégiens.
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Dans le « Skol way », il y a cette manière très particulière qu'a Ariel d'entrer en contact avec les gens simples. Le marinero d'un bateau de labeur auquel nous sommes amarrés. Un type qui se trouve là sur le quai au moment où nous partons en quête d'une douche. Il suffit que le type réponde à son bonjour et tout de suite, Ariel s'intéresse à lui, lui demande s'il est du coin, s'il est pêcheur, si sa vie lui plait, un flot de petites questions qui rebondissent sur les questions du type à notre propos, d'où on vient comme ça, si le pays nous plait, combien de temps on va rester. Les questions se croisent, changeant le sujet et l'objet du questionnement à chaque fois. C'est un talent de mon homme que j'envie, parce que moi, quand on m'interroge sur notre bateau et notre voyage, je ne pense pas à - ou n'ose pas- changer le fil de la conversation en renvoyant un « Et vous ? Vous voyagez aussi ? » (1).
Depuis deux ans que nous voyageons, très souvent, ce genre de questionnement croisé, d'intérêt mutuel, débouche sur d'autres échanges. Des échanges de recettes de cuisine, par exemple. Ici, Ariel est prompt à aborder la question culinaire, en commençant très habilement par l'évocation des fruits de mer. Il dit par exemple : « j'adore les centollas, dommage que ça ne soit pas la saison ! » (2) et la conversation s'étire sur les détails de la cuisson de l'animal et le tour de main pour faire la mayonnaise. Le lendemain, le marinero ou le type revient avec un sac tout droit sorti de son congélateur : un prélèvement sur la réserve personnelle de crabe royal que beaucoup de locaux constituent pendant la saison de pêche. C'est ainsi qu'on arrive à des échanges de produits et plus seulement de recettes.
Avec Alejandro, les échanges se sont tricotés à une vitesse folle. Ça a commencé par une offre de douche chaude, dans la petite maison de tôle et contreplaqué qu'il habite, face au quai, dans le quartier des pêcheurs. Offre que nous avons immédiatement acceptée, douche sublime, comme toujours après dix jours de mer. En retour une offre de café à bord a été immédiatement acceptée également. Le café a conduit aux centollas, qu'il est venu manger à bord en invitant une amie, laquelle, travaillant aux abattoirs du coin a proposé un asado pour la fin de semaine. Entretemps, ça s'est un peu emballé. Il faut dire que les chiliens (3) que nous avons rencontré jusqu'ici sont infiniment plus intéressants sur la question culinaire que les uruguayens et argentins que nous avons fréquenté depuis des mois. Ils savent parler des étapes d'une recette avec tous les détails en mimant le mouvement de hacher-menu l'ail, l'oignon, le persil ou la coriandre, ou en faisant en l'air les gestes spécifiques de l'ouverture et du nettoyage des coquillages. Ils savent comme nous rebondir d'une recette à l'autre en passant par un ingrédient commun et ne se lassent pas d'en parler. Nous avons donc goûté notamment le curanto, une immense gamelle chargée de moules, clams géants, saucisses artisanales, poulet, oignons, patates et des sortes de petites brioches cuites à la surface du tout, dans la vapeur des jus de cuisson au vin blanc. La réplique skolienne à cette merveille a été un Irish stew parfumé, une façon d'accommoder leur mouton d'une autre manière que l'asado (4). Et la conclusion de cet échange de recettes a été le chupe, divine cassolette de crabe à la crème. En parallèle, la question des fromages a été évoquée et nous avons fait don à notre ami fuégien dont les yeux brillaient d'envie, d'une part de grain de kéfir et d'un accompagnement à l'apprentissage de la production de fromage frais. A ce cadeau de produit vivant, Alejandro a répondu par un don de ses propres cultures, herbes aromatiques cultivées sous serre dans son petit jardin. Les échanges sont devenus matériels aussi. Nous avons acheté pour lui quelques ustensiles nécessaires à la production fromagère qui manquaient dans sa cuisine. Il a déniché dans son cagibi et celui de son voisin, deux vieux jerrycans de vingt litres et découpé dans un antique madrier d'excellent bois les barres dont nous avions besoin pour fixer lesdits jerrycans sur le pont du bateau (5).
Tous ces échanges se sont enchainés avec fluidité, dans une relation presque intime, tissée en à peine plus de deux semaines, dans les petites visites qu'on se rendait mutuellement presque tous les jours. Il nous laissait la clef de sa maison pour la douche quand il s'absentait, marque de confiance confirmée par la sincérité de ses récits. Il pouvait débarquer à toute heure à notre bord pour nous livrer encore chaud la dernière empanada de son repas et repartir discrètement si nous étions indisponibles. Nous pouvions sonner chez lui en fin de matinée pour aller étendre notre linge à sécher et trouver deux de ses potes ensommeillés dans son salon, se remettant douloureusement des abus de la veille mais trouvant naturelle notre intrusion dans leur mal aux cheveux, ou bien une tablée de joueurs de carte dans sa cuisine enfumée prêts à partager un café-papotage avec nous. Il nous a raconté des brins de son histoire, parlé de ses amis et ennemis et des différents métiers qu'il exerce au cours de l'année, peintre en bâtiment, charpentier dans la partie argentine de la terre de feu, matelot embarqué pour une campagne de pêche de quelques semaines dans les seños, manutentionnaire intérimaire à l'abattoir municipal ou tailleur de laine dans les estancias voisines. Son job préféré, c'est la fabrication des balles de deux cent kilos de laine compressée, qu'il nous a décrite par le menu en mimant les mouvements et les sons de la machine. A l'entendre et le côtoyer, nous avons commencé à saisir comment il solutionnait sa modeste équation économique et pourquoi il était tranquille dans sa situation précaire, même sans aide de l'état pour combler les périodes sans travail.
Il s'est intéressé à nos propres récits et a répondu bien volontiers à nos mises en parallèle des sociétés française et chilienne, déclenchées par ce que nous en comprenions à travers lui et les autres. Car certaines choses nous étonnaient ou nous intéressaient. Par exemple le rapport à l'histoire et à l'héritage de la dictature, dont il se moque assez ouvertement (6). Ou bien le rapport des hommes et des femmes au couple et à la parentalité. Car lui aussi est séparé de la mère de son enfant, comme tant d'autres que nous avons rencontrés ici ou en Uruguay et Argentine. Il dit en souriant que les femmes chiliennes suivent le soleil, nous laissant interpréter ce qu'il voulait dire par là, peut-être qu'elles changent d'homme facilement.
Notre escale dans la petite ville de Porvenir n'aurait pas eu la même saveur sans cette belle rencontre. Comme celle de Puerto Deseado sans le contact avec l'équipe du Yamana, ou le séjour à San Blas sans la proximité avec la famille du bord de la lagune, et on pourrait remonter notre voyage à rebours jusqu'à l'Afrique ainsi. Encore un ami à qui nous penserons au long de la route, avec qui nous tenterons de rester en lien et que peut-être nous reviendrons voir un jour…
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Je supporte apparemment mieux qu'Ariel que notre situation soit objet d'attention. Lui, ça semble toujours le gêner un peu que les questions portent sur nous. Ou l'ennuyer, par leur caractère répétitif.
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King Crab, Crabe Royal. Depuis des mois, Ariel se pourlèche les babines à l'idée de se gaver de la chair raffinée de cet animal dont l'envergure totale peut atteindre un mètre. La pêche n'est autorisée que de juillet à décembre, zut !
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Il n'y a plus de fuégiens « de souche ». Pour autant, tous les résidents actuels de Terre de Feu ne sont pas Fuégiens. Selon certains, il faut être né ici de parents nés ici. Pour d'autres, il suffit de dix ou vingt ans de de résidence permanente.
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L'asado auquel nous avons participé a démontré une capacité chilienne à respecter la viande à laquelle nous ne nous attendions plus. Fin des barbecues carbonisés uruguayens et argentins, vive la viande juteuse d'être juste bien cuite ! Mais nous sommes particulièrement bien tombés, Alejandro fait partie des cuisiniers du plus grand asado du monde, 5000 personnes, qui a lieu à Porvenir chaque année, à la fin du mois de février. Juste un peu tard pour nous. Cet asado géant est en fait un concours : les éleveurs de moutons se battent à qui produit la meilleure viande. D'où le besoin que la chair ne soit pas massacrée par une cuisson excessive. Le mouton fuégien semble avoir une belle réputation, car les gens viennent de loin pour l'acheter. Peut-être est-ce dû à la végétation particulière de la steppe fuégienne….
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Une paire de jerrycans sur chaque bord et quelques sacs d'amarre sur le roof complètent désormais le look de baroudeur austral de notre Skol. Jusqu'à maintenant, pour la navigation en pleine mer, nous ne fixions jamais rien sur le pont. Mais maintenant que le bateau est chargé à toc, trois mois de nourriture, cent litres de carburant en plus, on s'adapte…
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Balayant par exemple du revers de la main nos soucis concernant les quatre-vingt-dix jours de séjour autorisé, que nous risquons d'outrepasser si nous restons bloqués trop longtemps par le mauvais temps dans les canaux. « Il ne vous arrivera rien du tout ! » affirme-t-il avec un grand sourire, du haut de sa longue expérience des situations marginales et d'une courte fréquentation de la prison de Punta Arenas.