Située sur la rive Nord de la baie de La Rochelle, la maison dans laquelle j’ai passé mon adolescence est la dernière a avoir conquis la « vue sur mer » de ce coté-ci de la baie, dans les années 70. Le terrain sur lequel cette maison fut construite est une étroite bande d’environ 20m de large et 80m de profondeur perpendiculaire au trait de côte. C’est le premier d’une courte série de terrains coincés entre la route et la mer, dans une zone de transition où la côte s’élève en falaise. Les autres terrains de cette série sont situés plus haut en altitude et se sont tous vendus très rapidement lors de la viabilisation. Le terrain immédiatement voisin de la maison familiale a vu sa cave inondée par Xynthia, mais pas son rez-de-chaussée, implanté à plus de 2m d’altitude. Notre maison familiale, implantée à moins d’1m d’altitude, ne dispose pas d’une cave et a été inondée à 60cm dans le rez-de-chaussée. (L’altitude est difficile à spécifier, je donne ici une altitude qui est non seulement approximative, mais surtout basée sur mon référentiel personnel, celui des marées hautes habituelle.)
Ce terrain acheté par mes parents fut le dernier vendu de la série, mais aussi le dernier vendu pour la construction résidentielle sur toute la côte Nord de la Baie de La Rochelle. Les seules transformations des environs de la maison depuis les années 80 ont été des entreprises s’agrandissant ou s’installant sur des terrains déjà classés « zone industrielle », en arrière du front de mer. En 35 ans, il n’y a pas eu de nouvelle accession à la « vue sur mer » sur la rive Nord de la baie de La Rochelle, sans doute pour favoriser le développement de la rive Sud où ont été implantés depuis le début des années 70 le Port des Minimes, de nombreuses entreprises, des quartiers résidentiels et quelques universités. Mon père soulignait en outre que nous avions le dos tourné vers les usines, alors que ceux du Sud de la baie avaient leur horizon hérissé de cheminées. En achetant ce terrain, mes parents saisissaient une occasion de devenir propriétaires avec une vue sur la mer orientée vers le Sud, un privilège qui ne s’est plus présenté depuis plus de 35 ans.
Dans le milieu bourgeois proche du monde de la voile, la « vue sur mer » semble être un critère important dans le choix d’une maison ou d’un terrain à bâtir. Nombre des amis de ma mère lui envient cette vue « imprenable », qui a le culot d’échapper également à l’obligation de « chemin des douaniers ». Plusieurs personnes que j’ai interrogées à propos de leur acharnement à trouver une terrain avec vue sur la mer n’ont pas su dire exactement pourquoi c’était si important : « chercher la vue sur mer me semblait une évidence, ancrée en moi ». Lorsque j’ai moi-même discuté avec Ariel de l’implantation d’une éventuelle maison commune, il me semblait important d’avoir une vue qui porte loin comme quelque chose à quoi j’avais droit, ou un contact avec la respiration biquotidienne de la marée, comme quelque chose dont j’avais besoin. Une maison au bord d’un lac ou d’une rivière non affectée par la marée n’aurait pas le même intérêt à mes yeux.
Il semble exister une subtile distinction entre « vue sur la mer », « vue sur un bras de mer », « accès à la plage », « les pieds dans l’eau » et en matière de standing bourgeois, la vue sur l’horizon à l’infini serait plus valorisante que l’accès direct à la plage, qui, lui, aurait quelque chose d’un peu vulgaire, sauf à disposer d’une plage « privative ». Habiter directement sur un front de mer bétonné ne conviendrait pas, à l’exception du dernier étage avec terrasse d’un immeuble de standing, éventuellement, où l’on serait bien au dessus de la foule plagiste et où l’on ne rapporterait pas de sable avec ses chaussures. Le summum du standing se trouverait sans doute dans le fait de posséder une maison perchée sur une petite hauteur, mini-falaise ou petit promontoire, donc avec une vue portant loin, mais dont le bout du terrain livrerait un accès à une plage inaccessible au public et dont on aurait la jouissance quasi-privative. Pour ce privilège, on tolèrerait que le chemin d’accès soit un peu escarpé et la plage minuscule.
Autrefois, sur la côte de Galice, sur la côte Ouest de l’Espagne, très exposée aux violences de l’Atlantique du fait de l’étroitesse du plateau continental, seules les maisons des pêcheurs, les ouvriers de la mer, étaient implantées directement sur la plage : dès qu’on avait un peu de prospérité on allait s’installer sur les hauteurs, face à la mer toujours, quitte à avoir un terrain très pentu. Cette réalité est frappante lorsqu’on examine une série de vielles cartes postales du port de La Guardia : des masures de pêcheurs directement sur la grève, avec une barque reposant sur les galets près des trois marches conduisant à chaque habitation et en arrière plan, les maisons cossues des marchands implantées suffisamment haut pour être à l’abri des embruns. Cette distinction correspondait à une réalité sociale : le coût d’entretien d’une maison directement exposée à la mer et aux vents dominants s’alourdit très vite sous l’effet du sable, du sel et du vent. On s’y installait donc autrefois seulement par nécessité professionnelle (pèche, commerce maritime) ou alors quand on avait les moyens de supporter les coûts d’entretien.
Les choses ont changé depuis quelques décennies, l’élévation du niveau moyen de revenu et l’amélioration des matériaux a réduit l’effet du facteur économique et l’importance accordée à la vue a augmenté dès que cette considération économique s’est faite moins pressante. La vue sur mer est devenue pour beaucoup un produit de consommation, vanté par les promoteurs et même parfois défendu par des particuliers devant la justice comme un droit. On a même vu une Cour de Cassation évoquer cet aspect avant de statuer : « attendu que … les époux X… soutenant qu’ils subissaient un préjudice résultant notamment d’une perte de la vue sur mer, ont saisi la juridiction judiciaire … »
Vincent De Gaulejac, psycho-sociologue évoque dans son livre l’histoire en héritage – roman famillial et trajectoire sociale (1999) les interactions entre la société et les histoires de vie. Les gens croient arriver là en tant qu’acteurs de leur histoire, alors qu’ils sont en fait intégrés dans un grand mouvement de société. L’attachement au littoral, en France, est fortement marqué. Les individus formulent cet attachement au singulier «j’ai choisi de m’implanter dans cet endroit que j’aime», mais en réalité il est souvent induit par le grand mouvement de montée de la prospérité des 30 glorieuses, qui a donné les congés payés, inventé la société des loisirs et institué la plage et la mer comme standard de vacances, puis, pour beaucoup, comme standard de retraite.
La pression sociale inconsciente, pour justifier le rêve, conduit les individus à occulter ou minimiser des inconvénients avérés dans leur vie quotidienne. Dureté des hivers lorsqu’on habite à l’année directement sur le front de mer ou sur-densité de population l’été dans les régions bien pourvues en plages. Mais elle invite aussi à occulter des risques plus sérieux comme la signification réelle de bâtir une habitation en dessous du niveau des marées hautes, même à l’abri d’une digue. En cela ils sont aidés par un autre grand mouvement de société qui tend à marchandiser les désirs et les choix de vie et laisse se développer la cupidité de promoteurs immobiliers au détriment de leur devoir d’information responsable.