Nous traversons toutes nos querelles, et pourtant elles sont nombreuses et variées. Nombreuses et diverses comme les taches que ferait un pinceau chargé de laque et qu’on agiterait sur la toile de nos vies. Cette part de vie que nous avons en commun : ces quelques semaines passées à terre ensemble chez l’un ou chez l’autre et les quelques mois passés sur le bateau chaque année. Comme des taches colorées de tailles variées. Une multitude de petites taches entourent les grandes taches, les précèdent et les suivent dans le mouvement, indiquant à l’observateur le sens général du mouvement du peintre.
Petits agacements
Les petites gouttes écrasées sur la toile évoquent les petites querelles du quotidien, quelque chose que l’un a fait qui n’a pas convenu à l’autre, quelque chose que l’autre a dit qui a froissé l’un. Ou plutôt l’une.
Ariel, lui, est celui qui s’agace des choses faites au quotidien, mal faites, ou faites autrement qu’il aurait fait. Et cette sensibilité est également le produit de toute une histoire, son histoire.
Et nous deux, chacun avec sa sensibilité, on se retrouve 24h sur 24 ensemble lors de nos tranches de vie à bord, sans possibilité de prendre l’air en changeant de pièce ou en allant faire quelques pas dehors. Evidement, les étincelles jaillissent souvent. On se vole dans les plumes quelques minutes pour une bricole comme si notre existence était en jeu, ou notre identité, et puis tôt ou tard, on se réveille, un peu sonnés de l’ampleur qu’a pris la chose, tous surpris de voir que ce n’est pas si important et confus de ne pas savoir trop quelles excuses présenter à l’autre.
Grands écarts
Les grandes tâches colorées sont nos grandes querelles, nos vrais affrontements existentiels, qui commencent par un premier choc entre nos deux réalités, nos deux histoires et se prolongent par des vagues, des échos, des répétitions en plus petit. Une des batailles récurrentes porte sur notre projet de navigation, le projet qui sous-tend nos navigations, puisque la vie sur le bateau est l’essentiel de notre vie de couple. Démarche de retrait du monde et de la cité, ou au contraire, projet de rencontre des humains et des sociétés ? Nos ambivalences donnent lieu à des tiraillements fréquents, des négociations pied à pied, sur le temps à consacrer à la retraite de la haute mer et des mouillages isolés et le temps à consacrer à l’escale, à faire une pause dans l’itinérance, à rester proches des humains, pour rendre la rencontre possible. Et en outre, qui voulons-nous rencontrer, pourquoi ? Qu’est-ce qui nous intéresse chez les gens ? Les évidences, les « allant de soi » s’effondrent les uns après les autres et il faut préciser, spécifier, expliciter nos aspirations pour qu’au fil des ans les comptes soient équilibrés. Nous voulons éviter si possible que l’un de nous ait l’impression au bout de la route d’avoir mis ses pas dans le projet de l’autre en sacrifiant ou en négligeant le sien. Mais finalement ces batailles n’ont-elles pas, ou ne devraient-elles pas avoir leur place dans tous les couples ?
Bagarre à propos de baston
Peut-être, si l’on se demande ce qu’il y a de spécifique aux querelles d’un couple navigant, faut-il évoquer les questions de confort et de sécurité, car peu de couples ont à vivre ensemble des situations, parfois aigues, d’épreuve physique dont ils ne peuvent choisir les termes et en particulier dont ils ne peuvent pas se retirer sur simple décision, une fois engagés. Comment le couple survit-il à chaque épisode de danger ou de tempête ? Le cliché pourrait être que la femme manifeste la peur et que l’homme évalue plus rationnellement le danger et prend les mesures qui s’imposent. Tous les couples navigants ne répondent pas à ce schéma et certains partagent plus égalitairement l’évaluation du danger, la décision à propos des mesures à prendre et l’action. Mais quelle que soit la répartition des rôles, les questions d’affrontement du danger ou d’affrontement des épreuves physiques sont sujets à querelles. Il y a les débats avant le danger - va-t’on s’exposer au risque ou pas, quand on a le choix ? à quel type et quel niveau de risque ? qui fixe la limite ? – Il y a les plaintes pendant la baston – ça ne va plus, là, il faut faire demi-tour / mais non ça va passer – et les débriefings après l’accalmie – pourquoi n’as-tu pas… ? Pourquoi n’avons-nous pas … ? Plus jamais ça !
Plus jamais ça !
Plus jamais ça est un propos souvent entendu dans la bouche de marins posant pied à terre après avoir traversé un océan dans des conditions difficiles, mal de mer, météo défavorable, casse de matériel, panne de pilote ou de moteur, incompatibilité d’humeur et autres contraintes de la vie sur l’eau. Mais il est admis, dans le milieu des marins, que plus jamais ça n’est pas un véritable engagement à ne plus mettre les pieds sur un bateau, quoi qu’il puisse en paraître au premier jour. Plus jamais ça s’estompe très vite lorsque le sol cesse de bouger et que la brise du large commence à manquer aux narines. Nous traversons toutes nos querelles, jusqu’à présent, même si souvent nous nous disons encore trop souvent plus jamais ça. La querelle s’estompe lorsque les sourires et les regards refont surface et que le contact commence à manquer à la peau. Et puis, nous avons, depuis quelques mois, tenté une nouvelle stratégie d’évitement des querelles, la stratégie « on s’engueule dans 10 jours, d’accord ? Donc pas maintenant ! ». Une manière d’installer un temps pendant lequel la paix est maintenue. Vous le croirez peut-être pas, mais la plupart de nos sujets de querelle fondent à la seule évocation d’un report de 10 jours !
Ceci est l'avant-dernier texte de notre abécédaire, vous pouvez retrouver les autres lettres ici. La toute dernière lettre: U comme Uniform, sera consacrée aux codes de communication en mer, avec un peu d'humour. "Allô Papa, Tango, Charlie, répondez nous vous cherchons".
magnifique texte, si juste, comme d'hab,
vivant nous aussi trop souvent loin de l'autre, pour cause diverses mais non voulues,
de cultures familliales, horizons et sensibilités tellement proches et pourtant si différentes,
chacun de nature douce et tendre mais .. colérique ...
plus jamais ça ... et pourtant pour toujours, à mourir ensemble enlassés (dans longtemps)
j'aime aussi assez ces réflexions-ci :
http://zenhabits.net/archives/
Bon vent (léger) !
Rédigé par : bruno | 23 décembre 2012 à 01:46