Ils habitent dans la montagne, à une bonne heure de marche de la plus proche route goudronnée. Une heure de marche en pente raide, ça fait un peu le tri de ceux qui leur rendent visite. Pour passer la soirée avec eux, nous avons mis nos grosses chaussures de
montagne. Nos yeux sont rivés sur les pieds de celle qui nous guide, pour savoir où poser les nôtres. Elle? Elle est en simple tongues et ses plantes de
pieds épousent la forme des roches auxquels elles s'agrippent sous le
balancement de sa jupe longue contre ses chevilles. Le sentier monte tantôt à
couvert, tantôt à flanc de roche. Les derniers rayons de soleil passant
les sommets pyrennéens nous offrent une pause éblouissante. Le temps de reprendre
notre souffle, et c'est reparti. Nous aimons la poésie des approches à pied, des approches lentes, alors nous savourons cette approche-là. Et si d'aventure on se rendait compte en arrivant que : zut, on a oublié le sucre, eh bien
on se passerait de sucre: une fois en haut, on est coupés du monde marchand, un peu comme en mer. Une fois là-haut,il y a aussi un changement du fil du temps, un peu comme en mer. Le rythme
est lent, chaque chose prend le temps qu'elle doit, et on a l'impression
d'avoir fait un break de trois jours alors qu'on y a passé qu'une
soirée, une nuit et une matinée.
Ils sont depuis 25 ans dans la montagne, ces deux-là. Ils sont arrivés en rupture de la société urbaine, ont occupé une bergerie en ruine et ont progressivement domestiqué leur environnement, collectant l'eau d'un ruisseau proche, retapant la bergerie, découvrant année après année les possibilités et les limites d'un potager de haute montagne. Quatre enfants sont nés dans cet univers et ont choisi d'être scolarisés, dont l'aînée est aujourd'hui à la fac. De beaux enfants vifs, intelligents et cultivés qui connaissent la vie rustique et la vie citadine, naviguent entre les deux univers avec aisance pour les 3 aînés, un peu de récrimination pour la petite dernière. Une soirée hors du temps, devant la cheminée, des discussions animées, des temps de musique, une flute de pan ensorcelante ...
Malgré une irrépressible tendance à améliorer le confort au fil des ans, qui les conduit à installer une invraisemblable salle de bains de haute montagne, finement décorée, dont la baignoire a nécessité un âne pour être hissée jusque là, leur équipement et leur mode de vie sont restés très spartiates. Presque pas de meubles, la cuisine au feu de bois, les toilettes à l'air libre dans la fourche d'un arbre surplombant une pente raide qui aboutit au potager, la bouteille d'eau à la place du PQ. On dort en groupe sur des matelas à même le sol, et au petit matin, il est là, auprès du feu, en train de tapoter le pot de café à la façon bosniaque, pour faire couler le marc au fond, avant de le servir. Le seul réseau qui les atteint est le réseau téléphonique mobile, et encore, il faut monter vers le haut du terrain pour capter quelque chose. Pas d'eau courante, ni gaz, ni EDF, ni poste, ni services de santé à proximité.
Ils nous ont touchés par leur radicalisme, tranquille pour eux mais vertigineux pour nous. Et par le fait de ne rien regretter, même et y compris le choix qu'ils ont fait à un moment de laisser entrer l'ordinateur dans la bergerie, pour les enfants, avec la petite installation électrique solaire et les batteries (de récup) que ce choix imposait. Ce qu'ils ne produisent pas, ils l'achètent, avec le fruit de la vente d'une confiture de myrtilles paradisiaque, quelques paniers d'osier, et les allocations familiales que nous sommes fiers de participer à financer, pour qu'ils puissent poursuivre leur aventure en paix. L'histoire a des répercussions plus large que leur couple, car leurs enfants emportent avec eux leur capacité à parler les deux langues, celle du dedans de la société moderne, informatisée, marchande, et celle du dehors, ou tout au moins de la marge, celle de la rusticité et du minimalisme.
Note : cette rencontre date de 2010 mais elle trouve seulement maintenant une place ici, dans notre nouvelle rubrique "singularités"