Action de pêche pas tout à fait dilettante
Sur la route entre la Rochelle et le pays Basque, nous traînons à l’arrière du bateau une ligne, munie à son extrémité d’un leurre bien choisi et laissons notre route s’incurver vers le large, avec une négligence semi-calculée : le bord du plateau continental n’est pas loin, et nous savons que cette zone est propice à la pêche aux gros poissons. Il faut dire qu’une campagne de pêche inachevée nous travaille les bocaux à conserve depuis 2 ans. Rien ne se passe à l’arrière du bateau jusqu’aux dernières heures avant l’arrivée, moment où, traditionnellement, je suis prise dans les atermoiements entre ranger la ligne pour ne pas gêner les préparatifs d’arrivée et prolonger ma chance à cette heure dite “pêchante“ de fin du jour. Il y a un autre problème à régler: nous arrivons trop tôt par rapport à la marée et l’embouchure de l’Adour peut être mauvaise lorsque vent et courant s’opposent, c’est à dire jusqu’à minuit ce soir. Il faut ralentir le bateau. Je m’active à affaler la grand-voile, pour terminer avec seulement un petit bout de génois déroulé, ce qui détourne mon attention de la ligne de pêche pendant une petite demi-heure. Et voilà. Lorsque je porte de nouveau mon regard vers l’arrière, je trouve que la ligne a un aspect tendu de bon aloi !
L’excitation monte en flèche pendant la remontée de la ligne, parce que ça tire bien fort. L’animal est identifié comme thon à sa première apparition à la surface de l’eau, youpee, super, génial, bravo ! Il faut nos efforts conjugués pour le monter à bord. Pendant que je range la ligne, Ariel sort le bouquin d’identification des poissons et donne son verdict : c’est un thon Albacore, reconnaissable à ses pinnules jaune vif et à ses taches blanches formant des lignes verticales. Il mesure 87 cm et pèse presque 10 kg. Il est magnifique. Le dépeçage commence dans le cockpit, le sang rouge vif de l’animal se répand et suit le roulis, la masse de chairs glisse d’un bord sur l’autre échappant au couteau, il faut agripper, retourner, maintenir, pour entailler et dégager les filets. Un début de nausée nous prend et oblige à relever la tête pour respirer un grand coup. En bas, la préparation des bocaux à conserve commence. Mais à l’allure ralentie à laquelle nous sommes, sous voilure réduite, la houle nous bouscule terriblement et il serait trop acrobatique d’entamer la stérilisation des conserves en mer, alors que la terre est si proche. Pris entre le souci de conservation des filets déjà tirés qui reposent dans un seau exposé à la chaleur - car nous n’avons pas de frigo - et celui de la marée, qui n’a pas décidé entre-temps d’avancer son horaire, nous donnons la priorité à la protéine et ce choix nous vaudra une belle suée à l’entrée de l’Adour[1] ! Quelques monstrueuses déferlantes aux fesses et la satisfaction d’avoir un gouvernail super-costaud[2]…
Nul n’est censé ignorer la loi
Le lendemain, à notre grande surprise, les gars de la capitainerie du port à qui nous racontons notre prise avec force détails nous interrompent dans notre récit : faites attention à ce que vous racontez, l’amende c’est 8000 euros par prise ! On tente de discuter avec eux que « notre » thon est un albacore et pas un thon rouge[3], mais ils insistent avec un sourire énigmatique sur le caractère illégal de notre pêche, par le récit des dernières sanctions infligées à des pêcheurs fraudeurs : amendes multiples et même saisie d’un bateau ! Peut-être veulent-ils nous inciter à plus de prudence dans la pêche elle-même, ou dans nos récits, ou bien nous encourager à nous renseigner plus précisément sur la loi, justement. Ce que faisons donc, car nous n’avions jamais imaginé qu’il pouvait y avoir du thon rouge ici. Recherches Internet, consultation de forums de pêcheurs, lecture d’articles scientifiques sur l’identification des espèces, épluchage de la base mondiale d’identification des poissons , discussions avec le marchand de pêche du coin et même consultation aux Affaires Maritimes. Pendant deux jours, trois jours, nous ne parlons que de ça, tout en savourant le soir de délicieux steaks de « maquereau XXL » et en gardant nos bocaux bien planqués, jusqu’à clarification de la question légale.
Problème d’identification
Il s’avère donc que la législation sur la pêche au thon rouge est bourrée d’ambivalences et de paradoxes. Le thon qui est protégé est thunnus thynnus dont le nom commun est thon rouge mais il n’est pas le seul a avoir une chair rouge. Thunnus thynnus peut aisément être confondu avec thunnus albacares car il a lui aussi les pinnules jaunes vif, ce que notre livre ne mentionnait pas. La différence réside dans la longueur des nageoires pectorales, qui sont plus courtes chez thynnus que chez albacares, mais manque de pot, aucune de nos photographies de la bête avant dépeçage ne permet de voir en clair la longueur de la nageoire pectorale comparée à la longueur de la tête ou à la position de la nageoire dorsale. Et en plus, les individus juvéniles n’ont pas des caractéristiques aussi marquées que les adultes, ce qui augmente le risque de confusion entre ces deux espèces. Mêmes les officiels admettent que les cas de confusion sont nombreux. Le doute subsiste donc et les preuves ont disparu, à moins d’un recours à l’empreinte génétique. Les bocaux sont identifiés « alba 07/13 » et rangés en soute, à côté des restes de morue norvégienne.
Hypocrisie ?
Au chapitre des ambivalences et paradoxes de la loi sur la protection du thon rouge, nous relevons tout de même que pour pêcher un thon rouge en toute légalité, il aurait fallu déclarer notre intention dès le printemps, auprès des Affaires Maritimes (et adhérer à un club de pêcheurs de loisir pour obtenir une bague autorisant l’embarquement du thon à bord). Mais de toutes façons, seuls les thons rouges de plus de 30kg peuvent être sortis de l’eau, trop gros pour nous. Les autres doivent être relâchés, même en état d’épuisement avancé. Car c’est bien ainsi que cela se passe avec les pêcheurs sportifs dans leurs vedettes hérissées de 15 cannes de 10m de long, équipées de fil d’acier, de treuils, de systèmes d’amortissement. C’est bien cela qu’ils cherchent : attendre que plusieurs dizaines de kilos de muscle mordent à l’hameçon et résistent et se battent jusqu’à l’épuisement. Pour la gloire du pêcheur, qui est censé ensuite relâcher l’animal, même agonisant. Autre paradoxe : la direction des Affaires Maritimes nous a confirmé qu’il ne faut pas de permis pour pêcher les autres sortes de thons. Donc mettre sa ligne à l’eau sans permis est légal. Mais lorsque nous mettons la ligne à l’eau nous ne décidons pas quel animal mordra. Nous sommes donc autorisés à nous battre avec la prise jusqu’à ce que l’identification soit possible. C’est au moment où l’identification est possible que nous pouvons nous trouver tout à coup en infraction si un thon rouge, (ou d’autres espèces en voie de disparition) que nous ne désirons absolument pas pêcher, par respect pour l’espèce, a mordu, l’idiot ! En revanche, si c’est un thon obèse, une bonite, un thon albacore ou un germon, nous pouvons embarquer la bête en toute légalité et savourer quelques sashimis avant de cuire le reste.
[1] Nous avons depuis approvisionné du gros sel à bord, pour une méthode de conservation alternative à la stérilisation en bocal.
[2] Ariel dit « ça ressemble à des vagues du pacifique ! » tandis que moi je ne vois que la digue vers laquelle les vagues de la « barre » nous poussent avec force.
[3] Chacun sait que la pêche au thon rouge est contrôlée par des quotas, notamment en méditerranée. Mais nous-même ne pensions pas risquer de pêcher du thon rouge, puisque nous pêchions en Atlantique ! Et d’ailleurs, le thon rouge est tellement gros que notre ligne en nylon ne le concerne pas ; on s’est déjà fait arracher la ligne, il y a 4 ans, justement par une grosse bête. Certes il y a des jeunes, mais bon, de toutes façons, on n’est pas en méditerranée, pensions-nous.