Si on voulait décrire, à l’intention de nos lecteurs les moins familiers de la question, comment se déroule une journée de vie en mer, il faudrait décrire vingt quatre heures et non pas seulement les heures habituellement « éveillées » de la vie terrienne. En mer, les journées font vingt quatre heures, parfois même plus ! Prenons par exemple la journée récente du mercredi 7 mai.
Une servitude de tous les instants
Cette journée commence donc à minuit, au Nord des côtes espagnoles, sous voilure réduite car un front musclé est attendu dans les prochaines heures. L’activité principale de cette nuit-là est la supputation : « quel sera le bon moment pour virer de bord ? ». La supputation est une activité extrêmement fréquente à bord de Skol, car elle consomme moins d’énergie que l’action, en tout cas moins que l’action précipitée et désordonnée que pourrait entraîner par exemple, la croyance que la vitesse du bateau est importante en soi. Ce qu’elle n’est pas[1]. Les paramètres qui tournent en boucle dans l’équation sans cesse revisitée du moment du virement de bord sont, cette nuit-là : au Sud la proximité de la côte, au Nord le risque de vent fort et à l’Ouest un vent qui montre une absence notable de coopération avec notre projet de franchir le Cap Finistère.
Une autre équation sans cesse revisitée en navigation est « Est-ce que ça vaut vraiment le coup de prendre (ou larguer) ce ris dans la grand-voile, ou changer de foc ? ». Pour cette équation-là, les paramètres sont généralement : l’état de la mer et du vent, ainsi qu’un savant dosage entre la lecture du ciel et le soupesage de notre fatigue (flemme), car les changements de vent qui déclenchent ces manœuvres de voilure sont parfois de courte durée, juste le temps d’un nuage, et, ma foi, on rechigne à se taper le boulot de brasser toute cette toile faseillant à grand bruit, si c’est pour tout refaire ou défaire dans l’autre sens une demi-heure plus tard. Et encore, nous avons choisi un bateau de taille modeste, ce qui fait que la toile à brasser reste raisonnable mais imaginez ce que représente le poids de la flemme (fatigue) sur un voilier de 15m… Bien sûr, bien sûr, les sages disent toujours qu’en matière de réduction de voilure, la règle d’or c’est : an-ti-ci-per. D’accord, mais concrètement ça ne réduit pas la supputation ni la question de la flemme (fatigue), ça les déplace dans le temps tout au plus.
Revenons à notre description de la journée du 7 mai. Entre minuit et midi ce jour-là, il se passe des tas de choses, notamment au plan de l’engagement physique, en plus de l’engagement intellectuel dans les supputations : un passage de front venteux et bruineux (de 3:00 à 9:00), deux virements de bord (à 0:30 et à 7:00), trois réveils de skipper endormi[2] (1:00, 5:30, 10:30), cinq manœuvres de voile (largué un ris à 2:00, pris un ris à 3:50, largué le ris à 10:00, changé la voile d’avant à 11:00), deux escarmouches au sein de l’équipage (l’une au sujet du moment du virement de bord, l’autre au sujet d’un mélange de bouts sur le pont), suivies de deux réconciliations, un levé du jour blafard (dans la bruine) et de nombreuses visites de dauphins[3]. En fin de matinée les choses ont bien meilleure allure, car le vent a tourné, devenant favorable et évacuant ainsi la question des virements de bord en nous autorisant à faire route directe vers notre contournement du Cap Finistère. Le vent a tant baissé qu’on a dû affaler le foc et déployer le grand génois et la mer est si agitée encore, du front juste passé, qu’on décide d’ajouter - à l’effort poussif des voiles - le moteur à bas régime pour aider Skol à franchir les arrêtes liquides escarpées.
Enfin libres !
C’est là que les choses moins asservies à la marche du bateau peuvent commencer. Après une salade et un café pris au soleil dans le cockpit, sans même nous concerter, nous sentons tous les deux que s’ouvre là un temps calme qui a une probabilité de durer un peu et nos esprits s’activent à ordonner les priorités d’utilisation de ce temps calme. Le premier réflexe d’Ariel est d’installer le pavillon de courtoisie espagnol dans la mâture, opération plus symbolique que strictement réglementaire tant qu’on ne fait pas escale, mais à laquelle il tient et qu’il diffère depuis hier soir, moment du franchissement de la limite des eaux territoriales, à cause du mauvais temps. Mon premier réflexe est d’ôter mes chaussettes[4] et remonter mes pantalons jusqu’au dessus des genoux, pour une opération Doigts de Pieds en Eventail Visage Tourné vers le Soleil qui Perce Entre les Nuages, opération qui pourrait rappeler la réaction pavlovienne des Norvégiens au moindre rayon de soleil que nous avons maintes fois observée dans leur beau pays à la couverture nuageuse si insistante. Dans quelques semaines, ou peut-être moins, je me planquerai des rayons trop ardents du soleil autant que je pourrais, mais pour l’heure, la première sensation de soleil direct sur la peau après quelques jours de navigation agitée et fraîche fait du bien.
Et puis, le répit du service prioritaire du bateau semblant se confirmer avec l’accalmie de la mer et le maintient d’un petit vent agréable, on coupe le moteur pour laisser les voiles travailler seules et on attaque les affaires sérieuses : y’a pas que le bateau dans nos vies ! J’organise le cockpit en bureau temporaire et potasse au soleil le dernier ouvrage d’un philosophe-sociologue que j’affectionne. Ariel convertit la table à cartes en studio cinéma temporaire et conduit avec jubilation les premiers essais de sa petite caméra. Sur un bateau, on n’est jamais à plus de 8 mètres[5] l’un de l’autre et nous interagissons naturellement dans nos activités respectives. Ariel me montre ses premières images et je lui lis une citation de Spinoza, ou bien nous suspendons tous les deux nos tâches le temps d’une séance photo avec une bande particulièrement importante de dauphins que j’ai vue arriver de loin, bondissants, en tournant une page de mon livre. Le lecteur attentif aura noté que les activités non véliques ne sont pas enregistrées heure par heure. Le soir venu, la carte des menus du bord nous propose une brandade de morue aux patates Locmiqueliennes[6] accompagné d’un petit verre de Côtes du Rhône et puis le « colomètre »[7] me désigne pour prendre le premier tour de sommeil.
Rappel aux contingences techniques
A 21:50, à peine endormie, j’entends le démarrage du moteur. Ariel a cédé devant la disparition totale du vent au couché du soleil et le clang-clang de la bôme qui ballotte. Il a cédé après une ou deux heures d’obstination à barrer à la main, attentif aux sensations ténues de la marche du bateau, de plus en plus ténues et finalement trop ténues. Je me rendors tranquillement, résignée au ronronnement du moteur, mais à 22:20 je suis réveillée en sursaut, avec un sentiment d’urgence. J’entends hurler l’alarme persistante de surchauffe du moteur. Ariel intervient rapidement pour stopper l’engin et nous savons tous les deux à cet instant que la nuit ne sera pas ordinaire. Pas de vent et plus de moteur, entourés de pêcheurs affairés à leur traque et à proximité (relative) de la « Costa del Muerte » connue pour son inhospitalité, que faire ? La dernière supputation de la journée portera donc sur « faut-t’il tenter de réparer de nuit et en mer ou bien attendre le vent et rejoindre à la voile un port proche, pour opérer sur le moteur de jour et à l’abri ? ».
Entre 22:20 et minuit, nous prenons d’abord la décision de tenter un diagnostic, tout en informant par VHF les pêcheurs trop proches que le voilier qui traine dans leur coin de pêche est actuellement incapable de manœuvrer, faute de moteur ni de vent, mais que non, nous n’avons pas besoin d’aide pour le moment, juste besoin qu’ils fassent attention à nous. C’est là que les talents linguistiques d’Ariel sont précieux, car il connaît par chance la différence en espagnol entre « aider » et « faire attention à ». Il n’est pas certain que le message équivalent, eut-il été énoncé en anglais, eut été compris. Nous ne souhaitions surtout pas déclencher une opération de sauvetage – remorquage à grand frais et encore moins voir l’un de ces mastodontes s’approcher de nous pour nous lancer une amarre au risque d’un bruissement de tôles qu’eux n’auraient pas même senti. Mais nous savons que la veille sur les bateaux de labeur n’est pas toujours telle que la réglementation l’exige et nous tenions à nous assurer concrètement qu’ils avaient bien pris note de notre présence à leurs cotés et ne risquaient pas de nous foncer dessus par mégarde, les yeux rivés sur l’électronique embarquée, électronique elle-même tournée vers ce qui se passe (et qui passe) sous l’eau, ou les yeux sur le filet qui remonte … à l’arrière. Notez comme je diffère à loisir la narration de la dernière heure de la journée, pour vous faire éprouver un peu du suspense haletant que nous avons nous-mêmes vécu.
La vingt-quatrième heure
La vingt-quatrième heure ne suffira pas à clore cette affaire. La journée s’achèvera à minuit sur plusieurs tentatives de démontage – remontage, d’abord simples puis plus techniques, mais gestes déjà accomplis au port. Sans que le problème soit résolu. Arrivés au bout des gestes déjà connus, la question se pose de nouveau d’attendre le vent pour rejoindre un port. Nous hésitons devant les étapes suivantes, plus risquées dans l’état actuel de nos connaissances ou de notre stock de joints. C’est là que mes[8] talents en mécanique sont précieux, car j’avais par chance appris qu’on pouvait redécouper soi-même un joint-papier inadapté et je savais aussi la capacité de la moindre fuite d’air à empêcher l’amorçage de nos petites pompes à eau de mer. Retour aux basiques : je désigne à Ariel tous les colliers du circuit, qu’il resserre puissamment. A 1:30 le jeudi matin, nouvel essai : le moteur pisse de nouveau correctement à l’arrière, montrant que le circuit de refroidissement fonctionne de nouveau. Victoire ! Liesse à bord ! Un petit coup de gnole pour nous remettre de ses émotions et nous auto-féliciter de cette autonomie progressivement acquise, depuis sept ans que nous soignons le bateau nous-mêmes[9] à chaque fois que possible.
Voilà donc un aperçu de la vie que nous avons choisi de vivre désormais. Il y aura des journées sans aucun changement de voilure, très rares. Il y aura des nuits sans incidents. Nous sommes exposés à l’imprévisible et à l’incontrôlable, mais nous l’acceptons. Non sans quelques grommellements, que ni le cosmos ni la technologie n’entendent.
[1] Nous reviendrons plus tard sur l’idéologie de la vitesse comme facteur de sécurité.
[2] Aux deux premiers réveils, l’autre va dormir, au troisième commence la journée éveillée à deux.
[3] @ Tinemar : on leur a passé tes salutations, comme promis. Ils vont t’appeler bientôt pour le plaisir de te voir en direct.
[4] Les super-chaussettes chaudes sans lesquels les quarts de nuit dans le golfe auraient été un calvaire et qui se mettent à cocoter dès que la température monte.
[5] Sauf si par hasard, l’un pisse à l’arrière pendant que l’autre bricole quelque chose sur le balcon avant. Dans ce cas nous sommes à 9m ou 9m50 l’un de l’autre.
[6] @ Steph : merci ! elles sont délicieuses.
[7] Faire tourner le colomètre : ma sœur Sylvie m’a rappelé récemment que notre père, ancien des classes préparatoires asservi aux incontournables « colles », appelait ainsi la discussion de fin de journée en haute mer visant à convenir de l’ordre dans lequel les quarts seraient pris. En gros ça consiste à poser la question : qui s’y colle de 21h à 1h ?
[8] J’adore constater nos complémentarités.
[9] Rendons hommage ici à tous ceux qui ont participé à ma formation spécialisée « mécanique marine » : Pétrel Vert, les potes de Locmiquelic et les nombreux membres du forum de discussion Hisse Heo.