Le Sénégal est un pays déroutant pour un maniaque comme Ariel et une hystérique comme moi. On croyait avoir préparé ce long séjour, ce séjour que nous souhaitions long, on croyait avoir préparé mais on n’était pas préparés à ça. Le flou. Ne jamais rien savoir avec certitude, ne jamais avoir une réponse nette à une question posée, ne pas savoir si un problème technique aura une solution ou pas, puis lorsque la solution se profile, ne pas savoir à quel prix ni dans quel délai sa réalisation concrète est envisageable. Ca touche à tous les domaines de notre existence ici, du prix des produits frais, à la disponibilité de l’eau douce, en passant par le bus à prendre et bien entendu ses horaires, ou bien la distance à parcourir pour atteindre la mairie (pas loin), l'heure du rendez-vous (un "vers 15h" qui peut devenir "demain peut être"). Flou également le rôle des intervenants dans la procédure douanière et les versions variables de ladite procédure. Même les certitudes des gens peuvent changer d’un jour à l’autre.
Rien n’est grave, seul l’homme a peur, dit le proverbe bambara. Mais nous n’avons pas peur !
Tentons de garder pied, revisitons chaque jour nos attentes et nos limites, apprenons à lancer à plusieurs personnes une question ou une demande et à laisser décanter quelques jours pour voir ce qui se passe… apprenons à supporter que trois réponses contradictoires nous soient apportées de trois directions différentes. Faisons l’expérience de prendre nos décisions autrement qu’en suivant notre rationalité habituelle.
Un professeur d’université Sénégalais avec qui j’évoque ce flou qui semble imprégner les comportements et les propos de chacun ici, me confirme : c’est culturel. Sans ce flou, lui-même ne se sent pas bien. Et pourtant il est scientifique. Mais pour sa pensée scientifique, ses écrits scientifiques, il utilise la langue française, dont la structure, dit-il, permet une pensée carrée, tandis que le wolof n’est pas, selon lui, une langue adaptée à la science.
Cette cohabitation de deux systèmes de pensée et de deux modes de fonctionnement nous semble bizarre. Certes, nous comprenons toute la valeur artistique ou spirituelle qui peut résider dans la poésie du flou, mais au niveau pratique? Comment faire fonctionner ainsi un pays entier ? A fortiori lorsque ses institutions sont inspirées voire littéralement dupliquées des institutions françaises, qui relèvent plutôt du mode carthésien, tandis qu'elles sont opérées en mode flou? Peut-être cette interrogation deviendra-t'elle une piste pour mon travail d'anthropologie sociale....
Au fil des jours, nous sommes tout de même soupçonneux sur la part du flou qui est vraiment culturelle et la part qui pourrait n’être qu’un moyen au service de l’activité collective et méthodique d’extraction d’argent qui s’exerce sur nous comme sur toute personne catégorisée « riche ». Et là, ce n’est plus le même jeu. Il ne s’agit plus d’accepter le flou comme spécificité respectable du pays d’accueil, mais de rester carrés dans nos pratiques et nos propos, pour ne pas alimenter un système qui n’est, pensons-nous, bon pour personne.
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