Plusieurs centaines de pirogues, plusieurs milliers de pêcheurs. Ils vont à la mer tous les jours ou presque, parfois plusieurs jours d’affilée. Pour voir le spectacle de l’alignement de toutes les pirogues de Djifere au petit matin sur la plage, il faut se lever tôt le jour de la Korité qui signe la fin du Ramadan, jour de repos et de fête pour tous les musulmans, ou bien se lever tôt un lendemain de tempête, quand les pêcheurs, sous le choc des chavirages de la veille, des vies sauvées ou perdues, semblent accepter de renoncer à une journée de profits. Car ce qui fait qu’ils travaillent tant, pour la plupart, n’est pas la pauvreté mais l’appât du gain, doublé d’un réflexe de joueur de jeu de hasard, qui veut savoir chaque jour si la pêche de demain ne sera pas meilleure que celle de la veille. Car il y a toujours quelque chose à pêcher, là, dehors : poissons, molusques, crustacés. Il reste encore ici, dans ces eaux côtières enrichies par les trois grands fleuves de la région, des réserves apparemment inépuisables, des fortunes à faire. Au prix sans doute d’un appauvrissement des pêcheries que seuls certains d’entre eux reconnaissent, tout en se résignant parce que « tout le monde continue à pêcher, alors pourquoi moi je m’arrêterai ? ». Même ceux qui ont quitté la ville lorsque l’érosion côtière s’est faite pressante (1) sont revenus quelques temps plus tard, car « nulle part ailleurs on ne gagne autant d’argent à la pêche ».
Le pêcheur à Djifere s’abrutit de travail et gagne beaucoup d’argent. L’argent est destiné à la maison au village d’origine, celui dont on vient, car personne ne vient de Djifere. La maison au village, est ou sera belle, est ou sera équipée de l’électricité et de l’eau courante, d’une cuisine et d’un congélateur, tandis qu’ici, ils dorment dans des baraques insalubres. L’argent est destiné à la maison au village et à soutenir la famille parfois nombreuse qui y réside, mais l’argent durement gagné par les pêcheurs attise des convoitises nombreuses. La filière de commercialisation du poisson prend certes sa dîme à travers les charretiers (2) qui gagnent des fortunes à transporter le produit de la pêche de la plage aux camions frigorifiques et les transformatrices et mareyeurs qui font baisser les prix autant qu’ils peuvent lorsque la pêche est abondante. La convoitise est tout aussi palpable chez le loueur de la chambre insalubre qui demande un prix exorbitant et chez une multitude de commerçants et artisans qui proposent les produits et services dont les pêcheurs ont besoin à des prix parfois « dakarois » (3). La marchande de légumes vend fort cher aux épouses des pêcheurs un assortiment des ingrédients indispensables à la fabrication du ceebu djen traditionnel (4), les charretiers, encore eux, transportent chaque soir, pour le prix d’une course de taxi urbain, le moteur hors-bord entre la pirogue et la case ou l’eau douce de la fontaine à la case, les charpentiers et mécaniciens sont là pour réparer le matériel endommagé par ce service intensif. Tout ce qu’un patron pêcheur et sa famille ou un piroguier célibataire peuvent désirer est proposé par l’un ou par l’autre. Le café touba (5) ou les sandwiches sont disponibles aux heures propices (6) dans les ruelles et de nombreux « restaurants » proposent le soir des repas tout faits pour ceux qui n’ont pas de cuisine. Le plus accessoire n’est pas oublié, coiffeuse à domicile, marchand de tissus et tailleurs pour l’élégance des dames qui rangeront leur belle robe dans la baraque insalubre, stations de recharge des batteries de portable par quelques futés disposant d’un panneau solaire, vendeurs de chapeaux qui proposent exclusivement des chapeaux affectionnés par les piroguiers, installateur d’antennes TV, quelques bars pour les rares disposés à affronter les interdits de l’Islam (7). Toutes les opportunités de capter la manne de l’argent des pêcheurs avant qu’elle ne parte dans la maison au village, dans la « grande famille », est saisie par des individus qui eux non plus ne sont pas de Djifere et eux aussi envoient l’argent au village pour la belle maison en construction.
Entre la manne de la nature qu’ils surexploitent et la surexploitation commerciale dont ils font l’objet, les pêcheurs peuvent sembler pris dans un engrenage, comme des joueurs au casino, qui flambent (8) la recette sitôt gagnée et retournent jouer en espérant se refaire. Qu’en est-il, en réalité de la « belle maison » au village d’origine ? Mythe ou réalité ? Nombreux sont ceux qui avouent qu’ « il reste des travaux à faire » dans la maison en question et cet aveu laisse planer un doute.
_______________________________________________________________________________________
1 - L’histoire de l’érosion côtière à Djifere était la raison première de notre présence ici.
2 - Jeunes conducteurs de charrettes attelées à un âne. C’est le moyen de transport des charges lourdes le plus usité dans les étroites ruelles de sable de la ville, inaccessibles aux véhicules à moteur. Les charretiers sont organisés en syndicat qui contrôle l’accès à la profession et les tarifs (élevés).
3 - Les prix Dakarois sont pour certains produits proches des prix européens, alors que le revenu par habitant est considérablement inférieur.
4 - L’offre est tellement centrée sur les besoins des familles de pêcheurs que la courgette, qui n’entre pas dans la composition du Ceebu traditionnel, est introuvable à Djifere alors qu’elle se cultive aussi aisément que l’aubergine et qu’on la trouve ailleurs dans les environs.
5 - Café turc, moulu très fin, bouilli longuement et très sucré pour passer l’amertume.
6 - Les heures propices changent selon qu’on est en période de ramadan ou pas.
7 - A paraître : une réflexion sur la place de l’Islam au quotidien dans cette ville.
8 - Un pêcheur me parlant des « frais » qui réduisent le bénéfice d’une journée de pêche a fait une pause à la fin de la liste des postes de dépense et puis a soupiré en ajoutant : « l’argent, on flambe » avec un geste des doigts montrant quelque chose qui s’échappe.
Commentaires