Djifere était autrefois un village de pêcheurs traditionnel : un groupe de huttes en bois et paille érigées directement sur le sable sans fondations, habitées quelques semaines à quelques mois par an pendant la saison sèche, en alternance avec une vie au village d’origine, où généralement l’agriculture était pratiquée pendant la saison humide. Personne ne naissait ici, personne ou presque n’y mourrait, aucun mariage n’y était célébré, tous les actes sociaux importants, y compris le règlement des différents familiaux, étaient accomplis au village de la « grande famille », celui où l’on était né, celui où l’on détenait un droit sur la terre à cultiver ou à bâtir.
Les temps ont changé, le village s’est étendu puis densifié à mesure que sa population augmentait, car de nouveaux pêcheurs sont arrivés lorsque la brèche ouverte par une tempête en 1987 a soudainement offert un raccourci considérable vers les lieux de pêche. Ils sont venus plus nombreux de toute la petite côte entre Dakar et Joal, ils sont aussi venus du sud : Gambie, Guinée Bissau, Guinée. Les pêcheurs ont augmenté la durée de leur séjour pour mieux exploiter la manne et progressivement renoncé à l’alternance agricole ou délégué l’agriculture à un membre de la « grande famille ». Puis les femmes sont venues séjourner auprès de leurs époux, puis les enfants. Et autour de ces familles, les commerçants et artisans pour les nourrir, les habiller, les distraire, transformer, transporter et commercialiser les produits de la pêche.
Les temps ont changé, les huttes de plus en plus proches les unes des autres devenaient trop sensibles aux incendies et ont été progressivement remplacées à partir de 2000 par des baraques sommaires de parpaing nu, elles aussi construites directement sur le sable, sans fondation. Le village est aujourd’hui un amas dense de bâtisses grisâtres aux façades ni revêtues ni peintes, fermées d’une simple porte en tôle ondulée. Les dernières huttes hébergent les ovins familiaux ou l’oncle célibataire. Une ligne apporte parfois l’électricité à quelques bâtiments principaux et une canalisation apporte quelques heures par jour d’eau potable, sans garantie.
La métamorphose de ce village en ville a souffert et souffre encore d’un handicap considérable. L’état, peu et mal représenté (1) depuis des décennies, tarde à revêtir la route, installer un système d’assainissement, fiabiliser l’alimentation en électricité et en eau, ouvrir des classes, malgré le poids économique de la pêche. Les habitants quant à eux, rechignent à investir dans leur logement pour leur propre confort ou celui de leurs locataires et n’ont, pour la plupart, ni cuisine ni sanitaires. Aucune collecte des ordures n’est organisée, les déchets organiques sont laissés dans les ruelles aux bons soins des volailles et ovins qui circulent librement et les déchets durables (plastiques, métaux, textiles) sont déposés sur la plage aux bons soins de l’océan, ou entassés dans une décharge à ciel ouvert entourée d’habitations. Et pourtant, il y a de l’argent.
Tout est lié : depuis que les géographes ont prédit que le village disparaîtrait sous l’effet de l’érosion, personne n’a fait le moindre investissement sérieux, à quelques très rares exceptions près (2). Puisque personne n’investit sérieusement, la ville est moche et sale à pleurer et personne n’a d’affection pour elle. Aucune fierté d’appartenir, chacun revendique au contraire l’appartenance à l’autre village. Pourtant, c’est ici qu’ils vivent 9 à 11 mois de l’année depuis plusieurs décennies et pour plusieurs décennies encore. L’érosion s’est considérablement ralentie à mesure que la brèche s’élargissait (3) et la ville est toujours là, bouillonnante des activités de pêche et autour de la pêche. N’ayant pas d’affection pour la ville, la majorité des habitants s’accommode de la saleté, des ordures accumulées et des cacas sur la plage. On nettoie sa propre concession, mais on ne fait que repousser un peu plus loin les débris. On dépose sa crotte matinale sur la plage sans penser que les enfants de la famille d’à coté viendront jouer dans l’eau aux heures chaudes.
Tout est lié : En attendant que le village disparaisse emporté par l’eau, on profite de sa situation géographique exceptionnelle, à proximité immédiate des eaux fertiles et tout au bout du bout, à l’extrémité sud de la seule route côtière qui permet d’acheminer les prises vers Dakar. Aucun autre site au Sénégal n’offre une telle combinaison halieutique et logistique, à l’exception de Guet Ndar, dans le nord du pays, qui est à proximité des eaux mauritaniennes moins surexploitées et de la grande ville de St Louis pour l’écoulement des produits de la pêche. Ici comme là bas, chacun tente de rafler ce qui peut être raflé avant que tout s’écroule. Mais quand le campement de tourisme a été emporté par les eaux, ils sont restés. Quand l’usine de transformation du poisson a été engloutie à son tour, ils sont restés. Quand le GPS est arrivé, permettant de repérer et retrouver plus vite les bons coins, ils sont venus encore plus nombreux. Quand le quai de pêche a été détruit, ils ont recommencé à débarquer les prises sur la plage à dos d’homme, comme autrefois. Quand 30 familles ont été délogées par l’eau, le conseil du village leur a proposé un terrain un peu plus loin, créant ainsi un nouveau quartier, qui s’est à son tour densifié car le flux de nouveaux arrivants ne cessait pas.
Cette ville a des allures de ruée vers l’or, où la loi de la pêche supplante la Loi, où les infrastructures ne suivent pas la densité de population, où les solutions collectives inexistantes sont compensées par des bricolages individuels douteux (4) et où chacun supporte finalement, plus ou moins bien, un haut niveau de précarité et d’insalubrité au nom d’un projet individuel d’enrichissement pas toujours couronné de succès. « il n’y a que le travail qui me retienne ici ».
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1 - Il semble que quelques officiels chargés de faire appliquer la loi sur la pêche (et notamment la taxation) se sont en fait appliqués à servir leurs propres intérêts pendant plusieurs décennies, privant ainsi la ville d’une capacité d’investissement que de toutes façons personne ne réclamait officiellement.
2 - Quelques projets inaboutis ou abandonnés : un établissement de production de glace qui a fait faillite, un phare qui n’a jamais été éclairé. Pendant notre séjour un pylône de retransmission téléphonique était seulement en construction, alors que des villages bien plus petits en disposent depuis longtemps.
3 - Pas un seul géographe pour avoir prédit cela ? Il faut dire que le « toubab » qui a conseillé la ville pendant des années sur la question de l’érosion côtière, avec un succès discutable, était en réalité un spécialiste de… l’irrigation … ça laisse songeur sur la naïveté sénégalaise dès qu’un toubab se prononce sur un sujet avec un air de savoir de quoi il cause.
4 - Au lieu par exemple d’une mobilisation citoyenne qui exercerait des pressions sur les élus pour que les solutions collectives soient mises en place. Mais la mobilisation citoyenne au Sénégal est une affaire complexe sur laquelle nous reviendrons peut-être.
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