Une lutte intense se joue historiquement au Sénégal entre pratiques religieuses. La chrétienté apportée par le colonisateur n’a pas réussi à supplanter l’islam importé bien auparavant par les marchands venus du nord à travers le désert. Et l’islam s’est encore développé ces dernières décennies à tel point qu’aujourd’hui 95% des sénégalais s’en revendiquent ; ça s’appelle une victoire à plate couture. L’affaire devrait être entendue mais cette victoire semble ne pas satisfaire ses détenteurs. Il doit leur manquer quelque chose, si j’en crois les moyens qu’ils continuent à déployer pour que personne n’échappe à leur emprise. Notre regard sur la place du religieux dans la société sénégalaise est bien entendu exacerbé par le fait que nous sommes tous les deux attachés à une culture qui sépare l’église et l’état. Peut-être écrirons-nous un texte semblable dans quelques mois, à propos de l’Amérique latine dont certains peuples sont livrés à lutte d’influence entre l’église catholique romaine et les évangélistes.
L’islam sénégalais, qui se dit très tolérant, est en effet rudement présent dans la vie quotidienne, y compris dans la vie quotidienne des non-croyants. Le muezzin rappelle à tout le monde, chrétiens et athées compris, que l’heure est venue d’honorer Allah, plusieurs fois par jour de manière sonore et prolongée, y compris en pleine nuit, à des heures où Ariel aimerait bien dormir (1). Certains imams poussent le prosélytisme inquiet (2) jusqu’à ânonner de très longs sermons diffusés par le truchement de hauts parleurs dont la puissance et le nombre semblent viser à ne laisser personne à l’abri de la sainte parole. Personne, sauf les sourds et malentendants pendant leur sommeil, tant mieux pour moi. Les sourates chantées sont parfois superbement mélodieuse bien qu’incompréhensibles et nous les apprécions autant qu’il est possible avec l’espoir que de si belles voix n’énoncent pas des choses que notre propre idéologie réprouverait. Certains échanges approfondis que nous avons eus avec des croyants nous ont laissés l’inconfortable impression que leur islam détenait la réponse à tous les problèmes y compris des problèmes profanes auxquels nous pensons nous qu’une réponse non religieuse serait plus adéquate. L’éducation, l’hygiène, les caractéristiques d’un jeûne bénéfique pour la santé, la place du commerce dans le développement d’un pays …et bien entendu le rôle des femmes dans la société. Nous nous sommes demandés de manière récurrente et amusée comment un sénégalais pouvait réfléchir posément, prendre du recul sur sa vie et par exemple soupeser des décisions importantes, avec ce bourdon permanent dans le cerveau, qui semble lui dicter quoi faire et quoi penser à toute heure de la journée. N’exagérons pas, certains villages sont moins sonorisés que d’autres. Mais à Djifere, il y a plus de lieux de prière que de lieux de soin (3) et curieusement l’alimentation en électricité des hauts parleurs semble ne pas connaitre les coupures que les autres activités subissent. Le muezzin mégaphoné y déclenche à chaque fois un mouvement précipité, une envolée de djellabas vers le lieu de prière le plus proche.
Je précise "djellabas" car l’islam sénégalais, qui se dit très tolérant, est tout de même en pratique une emprise masculine sur la vie de tous les jours. La quasi-totalité des membres d’une mosquée sont des hommes, peu de femmes prient régulièrement dans la journée. Sur 134 sourates, il existe une sourate dédiée aux femmes, nous a informés un homme inconscient du caractère choquant de son propos. Une seule ?et pourquoi pas 67 ? brûlions-nous de lui demander, mais la conversation aurait pu dégénérer à ce stade et nous avions envie d’aller plus loin dans les idées religieuses de ce citoyen cordial. L’islam sénégalais, nous dit-on, autorise jusqu’à 4 femmes par homme et il arrive que cette autorisation soit comprise comme un encouragement. Il est intéressant de savoir que dans le texte, la sourate sur la polygamie ne justifie celle-ci qu’en tant que « solution » pour les orphelins et les veuves après une catastrophe économique et sociale (4), et non pas en tant que système social fondamental. Comme d'autres fois, l’islam est une religion d’interprétation et les docteurs de la loi islamique sont pratiquement tous des hommes. Les jeunes hommes décidés à être polygames déclarent sans sourciller que puisque la première femme - dans sa clairvoyance - risque de ne pas être franchement d’accord, il vaut mieux préparer le second mariage dans son dos ! Imaginez le nombre de discussions enflammées que j’ai pu avoir avec ceux-ci ou celles-là à ce sujet. Ma réserve scientifique de sociologue laissait la place à ma fougue féministe sous le regard amusé de mon homme.
Je reconnais par ailleurs que l’islam sénégalais, qui se dit très tolérant, ne voile intégralement que très peu de femmes et autorise largement les couleurs chatoyantes, les jupes galbées au millimètre sur le postérieur bien rebondi, les corsages cintrés et les décolletés amples, pourvu que les jambes soient couvertes. J’ai donc laissé au fond des équipets du bateau mes robes et jupes trop courtes, adopté le pagne couvrant bien les jambes, pour ne pas heurter la sensibilité publique et savouré comme tout le monde le spectacle de la démarche ondulante et enluminée des femmes sénégalaises qui ont de sacrés codes d’élégance (4). Cette tolérance à la beauté des femmes et à d’autres aspects qui leur tiennent à cœur, ils la protègent vigoureusement, nous disent-t’ils: « On renvoit au fond de la mosquée les prêcheurs intégristes venus d’orient qui tentent parfois de prendre la parole. Nous avons nos propres guides spirituels ! ».
Je salue également l’islam sénégalais, qui se dit très tolérant, parce qu’il parvient à faire que pratiquement tout le monde se déclare musulman, même ceux qui ne pratiquent pas la prière et même les mécréants buveurs de bière et fumeurs de pétards. Ceux-là se disent pudiquement « musulmans de la gauche », par opposition aux « musulmans de la droite », reconnu comme plus respectueux des préceptes du coran. Loin des intégrismes, l’islam sénégalais laisse cohabiter une variété de sectes et groupes aux pratiques différentes suivant chacun les préceptes d’un leader local qui propose sa propre interprétation des textes. Il semble également y avoir un heureux métissage entre l’islam et les croyances animistes, car on voit souvent, sous un pan de djellaba même portée par un homme éduqué et fervent à la prière, le mince trait d’une cordelette serrée autour du mollet ou du bras pour maintenir bien près du corps le gri-gri indispensable. Et les rues commerçantes offrent bien plus d’étals de marabouts richement dotés d’ailes de requin, crânes de chauves-souris ou de serpents, poudres magiques, amulettes et poupées vaudou qu’il ne serait logique de trouver pour servir la minuscule fraction de la population qui ne se déclare ni musulmane ni chrétienne. Les pêcheurs de Djifere et d’ailleurs prient certes Allah mais ils protègent aussi leurs pirogues par des incantations et des objets magiques cloués dans les bordés. On n’est jamais trop prudent avec les forces du cosmos (5).
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1- Notre perception du phénomène a été sans doute biaisée par la période du Ramadan pendant laquelle les appels et prières diffusées par hauts parleurs sont particulièrement longues et intenses et par le fait que la ferveur religieuse semble particulièrement élevée à Djifere, notre principal lieu d’observation.
2 - Ce que j'ai perçu comme un empressement inquiet de certains imams pourrait n'être en fait qu'une quesiton de jour de la semaine, ou bien l'intensification de l'activité de prière de tous les imams pendant le Ramadan. Mes travaux de sociologue ne portaient pas sur cette question et j'ai pu manquer de rigueur dans ces observations-là.
3 - Un seul dispensaire, une minuscule antenne de pharmacie et neuf lieux de prière.
4 - Une razzia entre tribus avait fait perdre dix pourcent des hommes de la tribu de Mohamed et donc laissé dix pourcent des femmes sans ressources avec des enfants à charge. « Si vous craignez d’être injustes pour les orphelins , épousez des femmes qui vous plaisent. Ayez-en deux , trois ou quatre, mais si vous craignez d’être injustes, une seule ou bien des esclaves de peur d’être injustes. »(sourate 4 verset 3) .
4 - Les multiples perruques de ces dames ne cessent d’étonner Ariel.
5 - La culture sénégalaise est, aux dires de certains anthropologues, particulièrement flexible et les sénégalais assimilent en les réinterprétant des pans entiers de cultures voisines qu’ils trouvent séduisants. La séduction en question n’est pas toujours en rapport avec les besoins fondamentaux du peuple ni avec son intérêt à long terme, mais quel peuple peut se targuer de toujours évoluer dans un sens favorable à son devenir ? Et d’ailleurs, à quel horizon de temps regardons-nous ledit devenir ?