A 300 miles dans l’ouest, sur la côte Brésilienne que nous longeons de loin, se trouve la ville de Salvador de Bahia. Nous n’avons pas imaginé faire escale dans la célèbre Baie de Tous les Saints, du moins pas cette fois-ci, mais la savoir là m’émeut tout de même considérablement: il y a 37 ans, le voyage de la famille Harlé y trouvait son point le plus sud. Je ressens le frisson de la transgression à aller ainsi naviguer dans des eaux que mes parents n’ont pas connues (1). Trouille et excitation à la fois. Non seulement nous allons vers des eaux inconnues, mais en plus il s’agit du Grand Sud et de son cortège d’épreuves, celles qui font les « vrais marins » ! Entre les conditions climatiques rudes et l’éloignement des dispositifs de secours, c’est une région du monde dans laquelle il ne faut compter que sur soi-même. Nos guides, désormais seront Magellan, Slocum, Moitessier, Van God, dont nous avons lu et relu les récits de passage au Sud de l’Amérique Latine (2). Maintenant c’est pour de vrai, c’est notre tour, ce qui n’était qu’un rêve puis qu’un projet, d’aller voir les montagnes du sud après celles du nord, d’aller chercher la nature sauvage, des territoires inhabités, d’aller au bout du monde passer ce fameux cap Horn, de voir les albatros et les baleines de Valdez, et bien d’autres espoirs encore, ce qui n’était qu’une perspective lointaine se rapproche. Diablement.
La trouille me fait passer en revue les failles de la préparation de notre traversée. Car il y en a, au milieu de tout ce que nous avons correctement préparé (3). Il était en réalité fort audacieux de notre part de vouloir enjamber l’océan d’un si grand pas, plus du double d’une traversée classique, plus du triple de ce que nous avons déjà vécu ensemble et en tant que skippers. Et le Grand Sud est une autre paire de manches que la traversée de l’Atlantique ; nous risquerions bien plus gros que de l’inconfort et de la frustration à ne pas être adéquatement préparés. C’est carrément notre sécurité qui pourrait en pâtir.
Alors, depuis quelques jours, et pour les semaines à venir, de longues discussions animent le cockpit et de longues heures de lecture meublent nos quarts de nuit. La documentation que nous avions assemblée sans vraiment l’examiner est enfin étudiée minutieusement : météo, topographie, routes, saisons (4). Le rêve prend maintenant forme concrète, la mer inconnue se dévoile, la nature et le niveau des risques se précisent, l’étroitesse des marges de manœuvre se révèle et la hauteur du défi nous donne un peu le torticolis… ou le vertige. Rien de tout cela ne nous décourage, nous avons tant envie d’aller voir les glaciers qui se déversent dans la mer ! Se repose tout de même la question des saisons favorables, qui dicteront la manière dont nous aborderons la préparation, la descente et l’hivernage. Allons-nous nous hâter de franchir le détroit de Magellan pour hiverner du coté Pacifique ou bien rester dans un coin tempéré du coté Atlantique le temps que passe l’hiver austral, et ensuite « musarder » le long de la côte Est de l’argentine pour nous acclimater au Sud à dose plus douce ? (5)
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1 - Comme l’année où nous sommes allés en Norvège, où nous avons dépassé les limites Nord du territoire parental.
2 - Joshua Slocum a été le premier tourdumondiste à la voile en solitaire, sur un voilier de 11mètres, à peine plus grand que Skol. Patrick Van God est un extrémiste qui a voulu, sur un coup de tête, passer le cap horn en hiver et dans le mauvais sens.
3 - Pour les lecteurs intéressés à ces détails techniques : Nous avons négligé l’étude de la météo très particulière du pot-au-noir et découvert seulement dans le feu de l’action que nous tentions de le franchir à la pire période de l’année, au moment où il est le plus vaste. Nous supposions à tord que les alizés du sud-est seraient simplement symétriques à ceux du nord-est. Nous avons sous-estimé les travaux à faire sur le génois lorsque nous l’avons examiné à Dakar, nous contentant de quelques patches localisés sans voir que c’était toute la bordure qui devait être changée. Nous avons ignoré les signaux de faiblesse de nos batteries lors des derniers temps à Djifere et occulté le vieillissement prématuré que la chaleur de l’Afrique pouvait leur faire subir. Nous avons mal ajusté notre avitaillement en fruits et légumes lorsque plusieurs ingrédients ont été introuvables au grand marché hebdomadaire de Foundiougne. Comble de l’impréparation, alors que nous savions que le niveau des réserves d’eau allait être un point critique de cette longue traversée, il n’a jamais été inscrit dans la liste des préparatifs de remplacer le tube de visualisation du niveau, opacifié par les années. Comment savoir alors si notre récolte de pluie a permis de compenser la consommation, si les réserves couvriront bien les derniers 1 000 miles ? (Ce n’est pas une mise en danger de nos vies, puisque nous longeons les côtes du Brésil. Il est prévu depuis le début qu’en cas de problème, notamment d’eau, un stop au Brésil est envisageable. Mais il est frustrant de se dire qu’on va peut-être devoir s’arrêter juste parce qu’on ne sait pas où en sont nos réserves.)
4 - Nous découvrons dans les livres la météo du sud, ou plutôt les météos du sud, qui ne se découpent pas toujours en saisons, d’ailleurs à cause de la formidable barrière à nuages que représente la Cordillère des Andes. Par exemple, le détroit de Magellan, qui a une forme en « V » a deux météos différentes : une pour chaque branche. Très peu de variations le long de l’année qu’on pourrait appeler saisons. Nous examinons à la loupe la topographie du sud, traçons et calculons les routes possibles et leurs avantages et inconvénients. Nous élaborons plusieurs scénarii et les questions à poser à des gens d’expérience. Nous voilà aussi occupés à reconstruire une liste de travaux à faire sur le bateau avant de nous risquer dans ces contrées éprouvantes, et elle est si longue que c’est à se demander ce que nous avons fait ces dernières années !
5 - A ce stade du voyage, nous n’avions pas encore essuyé nos premiers « coups de Sud ».
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