Depuis ce jour de 2012 où je l'ai surpris en train de causer avec un groupe de Pétrels fulmars boréals, je sais que mon homme ne se satisfait pas de parler trois langues humaines correctement et d'en baragouiner quelques autres. Il tient, en plus, à étendre sa capacité de communication au-delà du genre humain. Il parle aux chats et aux chiens avec les mots des hommes. Il parle aussi aux oiseaux, et là, par jeu ou par défi, il tente d'utiliser leur langue.
Richard, un navigateur français qui a passé son enfance à Montevideo et séjourne actuellement à La Paloma, lui a enseigné très vite le cri du terro-terro, un oiseau qui fréquente assidûment les alentours du port (1).Mais Ariel a préféré aborder tout seul l'apprentissage du langage des perruches. Il faut dire qu'ici, les perruches sont nombreuses, pas trop farouches et d'un vert fluo auquel on a du mal à croire. Les ayant écoutées et observées avec soin, mon homme est maintenant capable de s'adresser à elles et surtout de retenir leur attention étonnée pendant quelques dizaines de secondes. Attention étonnée, à cause de l'accent, je présume. Ou bien, me dis-je, peut-être Ariel leur raconte-t'il des blagues, car j'ai cru en voir quelques-unes agitées d'un fou-rire. Blaguer dans la langue de l'autre, apprendre avant tout l'argot et quelques gros mots, c'est ce qu'il fait déjà au quotidien avec les humains alors pourquoi pas aussi avec les zoziaux ?
L'idiome est une manière pour Ariel de donner à voir à l'autre qui il est pour tenter de contrecarrer dès le premier contact le travail inconscient des clichés. C'est bien souvent l'argot qui lui permet de décaler le regard de l'autre sur lui. Ha, tiens ! Il connait cette expression bien de chez nous. Ce type n'est pas vraiment un touriste. Mais parfois il plonge son interlocuteur dans la perplexité en usant un peu trop tôt de cet artifice. Nous gardons en mémoire le jour où Arona, à Dakar, nous a avoué avoir cogité pendant deux nuits complètes, retournant encore et encore les propos d'Ariel dans sa tête, cherchant les mots d'anglais qui pouvaient s'en rapprocher puisqu'il était clair que ce n'était pas du français, avant de comprendre que ce touriste blanc, tout juste débarqué de l'océan, lui avait parlé directement en argot wolof.
Pendant ce temps, moi, je lutte pour conquérir mon autonomie linguistique, dans une région du monde qui résiste à mes propositions de recours à l'anglais. Je supporte mal la dépendance à mon homme pour mes échanges avec les latino-américains et il n'est pas question que cette situation s'éternise, d'autant qu'entre l'Uruguay, l'Argentine et le Chili, nous allons passer l'essentiel des 12 à 24 prochains mois dans cette « aire culturelle » (2). Je veux, entre autres, pouvoir trouver moi-même des solutions aux problèmes techniques qui se présentent à nous régulièrement.
Les langages techniques sont heureusement assez universels : ça tourne, ça tourne pas (3), mots simples appuyés de gestes démonstratifs, objets récalcitrants en main. Quand les gestes ne suffisent plus, les problèmes mécaniques trouvent leur solution par le biais d'un carnet de croquis, sur le coin d'un établi. Le señor Goyo et moi avons réussi à nous mettre d'accord sur la fabrication d'un adaptateur pour le rechargement de nos bouteilles de gaz sans disposer de vocabulaire commun pour désigner la forme, la matière, les dimensions, mais curieusement je l'ai tout de suite compris quand il a prononcé l'équivalent espagnol de notre expression « un petit dessin vaut mieux qu'un long discours ». Plus tard c'est avec un señor Costentino encore plus sourd que moi que j'ai « dialogué » à propos d'un point de soudure à appliquer, ce qu'il a fait avec un soin à la hauteur de celui qu'il consacre à ses œuvres d'art.
Mais ça ne me suffit pas. Je veux pouvoir discuter seule à seule avec mon amie Maggi, sans me trouver bloquée à chaque phrase par manque de mots. Et d'ailleurs, je lui ai promis que, dans deux ou trois mois, quand on repassera ici après notre première incursion en Argentine, mon espagnol serait meilleur. Donc je me lance dans la pratique de l'idiome ibère comme jamais je ne m'en serais crue capable. Il suffisait peut-être de faire voler en éclat l'obligation de parler « bien », ce que j'ai découvert aux côtés d'Ariel, en le voyant bricoler au Sénégal avec quelques mots et expressions de wolof pour commencer, pour établir le contact, pour montrer qu'on fait notre part du chemin. Il me fallait aussi comprendre de quoi j'avais besoin en tant que malentendante pour m'aventurer dans un champ lexical inconnu et des accentuations nouvelles. Pour comprendre ce que les gens disent, j'ai besoin d'avoir lu les mots, d'avoir vu leur silhouette, de savoir à quoi ils ressemblent pour pouvoir les reconnaitre dans le flot de parole des autres, car dieu sait qu'ils parlent vite, quand ils croient qu'on les comprend! Alors je lis une à une les 40 leçons de ma méthode, je lis des poèmes de Mario Benedetti et je viens d'attaquer mon premier livre en espagnol (4). Mais il faut aussi se faire comprendre. La langue d'ici a du « chien » ibère, une sorte de masculinité même dans la bouche des femmes. C'est une langue qui se parle la tête haute et en prenant son élan pour rouler les « r ». Ariel s'est assez amplement raillé de mon accent anglo-saxon moelleux à mes premières tentatives, lorsque nous naviguions en Espagne, pour que je comprenne qu'il faut durcir l'attaque et la sortie des mots. (5)
L'espagnol qu'on parle ici est passablement modifié. Il est truffé de sons en « che » à la place des sons en « ye » , ce qui donne « cho me chamo natcho » pour « io me llamo Nacho », ou bien « bachena » pour « ballena », « placha » pour « playa », un petit jeu de piste amusant jusqu'à ce qu'on prenne le truc (6). Il y a aussi les « s » muets sur lesquels ma fille a attiré mon attention, des « s » en milieu de mot situés avant des consonnes. On se retrouve avec quelque chose qui manque dans l'oreille, « mimo » pour « mismo » et « Punta de l'été » pour « Punta de l'este ». Heureusement, ils nous comprennent, grosso modo, même quand, nous, on prononce à la façon des « gallegos » (gachegoss) (7).
La langue permet tant de choses dans notre vie de voyage !
Ariel s'exerce l'oreille en écoutant la radio, les radios locales et la radio nationale. C'est comme ça qu'il enrichi son vocabulaire et améliore sa prononciation. Mais les chroniques, le ton des intervenants et même les publicités l'intéressent également. Manière de s'imprégner de l'atmosphère du pays et de se mettre au courant de la politique. Et on rigole bien du ton exagérément enthousiaste des réclames et des interventions timides d'auditeurs invités à participer aux émissions. Ariel me répète les messages d'éducation populaire diffusés et rediffusés et nous en décortiquons la teneur, la tournure et la portée. La lutte contre l'exploitation sexuelle des enfants (Uruguay, un pays de bientraitance (8)), respect de la nature (qui n'est pas une poubelle), promotion du planning familial (pour un vrai choix en cas de grossesse), rappel des effets sur la conduite automobile de la prise de drogue ou d'alcool (les deux placés tranquillement au même niveau). Quel régal de pouvoir comprendre toutes ces facettes de la société !
Qui change tout le temps de lieu doit reconstruire ses repères à chaque escale. Lieux utiles, habitudes des gens du coin, état d'esprit local, autant d'informations plus ou moins chargées de nuances auxquelles seule la pratique de l'idiome permet d'accéder. Même le temps ne permet pas de compenser ce que la langue partagée n'apporte pas. L'échange en anglais besogneux et insuffisant se limitera à l'info brute, brutalement utile, tandis que l'échange en jargon local va se nuancer, se colorer, s'enrichir. Les résidents maitrisant suffisamment une langue étrangère pour tenir une conversation approfondie, sont rares. Et en outre, ils font bien souvent partie d'une frange limitée de la population : riche ou jeune ou les deux. Comment, alors, rencontrer les autres par-delà les salutations ? Les modestes, les ouvriers, les petites dames aimables, qui n'ont pas eu la chance d'étudier une langue étrangère et ont tout de même tant de choses à dire ?
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Une espèce de cri aigu que l'humain imite correctement en articulant terro ! terro ! d'une voix pointue avec l'accent espagnol.
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Ce désir d'autonomie prend vite l'allure d'une obligation si je prétends continuer dans cette région du monde mes travaux de recherche.
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Il fallait tout de même penser à la non-universalité des systèmes de visserie. Ici le système est impérial (anglo-saxon) alors que notre boulonnerie est en système métrique.
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« Las veinas abiertas de America Latina » d'Eduardo Galeano, qui nous a été chaudement recommandé par nos amis Uruguayens.
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La jeune Shanai, sud-africaine parlant un anglais impeccable, n'a jamais réussi à se faire comprendre des Uruguayens et a fini par renoncer. Voilà deux ans qu'elle et son homme naviguent en Uruguay et leurs seuls amis sont issus d'une petite élite anglophone. C'est dommage pour eux, d'autant qu'ils ont envie, eux aussi, de descendre dans le Sud l'an prochain.
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Je ne peux m'empêcher de sourire quand j'entends « chubia » au lieu de « llubia » allez savoir pourquoi, la pluie me semble un peu ridicule prononcée ainsi.
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C'est ainsi qu'ils désignent tout ce qui vient de l'Espagne, et pas seulement ce qui vient de la région espagnole de Galice.
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Ce slogan nous interpelle, dans un pays qui a connu une des dictatures les plus féroces d'Amérique Latine. On se demande si sa formulation au présent, comme intemporelle, révèle un tabou encore fort sur l'histoire récente, ou bien est au contraire le signe que les troubles ont été « surmontés », comme nous a dit Gustavo.