Les quartiers résidentiels de La Paloma regorgent de surprises à nos yeux accoutumés aux plans d'urbanismes avec contraintes d'architecture et permis de construire. On peut trouver un chalet suisse à côté d'une maison à terrasse de style oriental et plus loin un toit de chaume invraisemblable juste en face d'une maison toute en brique rouge. Ça nous amuse, ça nous désoriente, ça nous plait, cette liberté dans un domaine où le dommage à autrui est somme toute vraiment modéré. Qu'est-ce qui fait que nos villes et nos campagnes sont si attachées à l'uniformité de l'architecture, chacune la sienne ? Maisons blanches aux volets soit bleu, soit vert, pour l'ile de ré, toits d'ardoise ou de chaume exclusivement en Bretagne (1). Nous autres européens avons l'habitude d'être encadrés par des flopées de règles qui limitent nos libertés en nous protégeant de trop d'altérité. En nous protégeant du changement, des surprises, de la diversité. Les règles en Europe ont eu comme une tendance à s'accumuler avec le temps, personne ne prenant beaucoup de mal à supprimer celles qui devenaient obsolètes et beaucoup de pressions s'exerçant pour la création de règles nouvelles (2). Est-ce qu'il y a moins de règles dans un monde moins ancien ?
Ce ravissement que nous avons éprouvé en déambulant dans les rues de la ville, découvrant des matériaux, des toitures, des agencements, des couleurs, des types de fenêtres si variés, nous a entrainés tous les deux dans un débat sur la liberté de manière plus générale. Nous pensions évidemment au cliché du nouveau monde comme monde de libertés, du continent Latino-Américain comme territoire des possibles, mais ça n'est pas si simple.
Le rapport historique de l'Uruguay avec la liberté est tortueux. La liberté incroyable que ce petit pays a pris, dans la première moitié du 20ème siècle de se constituer en un état moderne doté de nombreuses lois sociales très en avance sur leur temps était une liberté sous conditions. La classe possédante, les grands propriétaires terriens, ces quelques 500 familles qui détenaient les clefs de l'économie du pays ne laissaient voter ses lois qu'à condition que leurs profits ne soient pas touchés. Lorsque les taxes sur les exportations de laine, cuir et viande qui finançaient intégralement l'état, l'éducation, la retraite et la santé ont baissé au point de ne plus suffire à maintenir cette organisation sociale, les élites économiques se sont désolidarisées du sort de la population. Elles ont refusé l'instauration d'impôts sur leurs revenus, exigé et obtenu que les effets de la crise soient encaissés par les fonctionnaires, les salariés et les retraités. Fini de rigoler ! On remballe les belles idées socialistes et démocratiques. Ensuite, la période de gouvernement militaire a été bien plus féroce sur les limitations des libertés. Et depuis la fin de la dictature, les généraux ont gardé beaucoup de pouvoir et de moyens (3). Ils parlent à la radio à l'occasion des grands débats, ils donnent leur avis sur les orientations politiques, situations impensables chez nous, où l'armée a même plutôt le surnom de « grande muette ».
Alors aujourd'hui, tout comme les maisons, de quelque forme qu'elles soient, doivent s'inscrire dans la trame géométrique des rues disposées en quadrillage sans fantaisie (4), il nous semble percevoir que le reste des comportements sociaux n'est libre qu'à l'intérieur d'un cadre. Liberté surveillée par la présence visible des corps d'état à vocation protective-répressive : Prefectura, Armada, Policia, forces spéciales Puma, services de sécurité-gardiennage. La moitié des motocyclistes se dispense du casque obligatoire, mais il n'est pas possible de sortir du port, même pour un tour en mer de deux petites heures, sans demander la permission à la Prefectura naval. Les femmes se promènent croupe quasi-nue, fesses simplement ourlées d'une mince ficelle de string ou d'un volant à la hauteur de la taille, mais jamais on ne voit le moindre bout de téton, même sur la plage (5). Le centre de commando marin en face duquel Skol est resté amarré pendant un peu plus de 3 mois porte encore le nom du Capitaine Ernesto Motto, tortionnaire notoire des Escadrons de la Mort, abattu par les Tupamaros en 1972. Que la société civile soit incapable de faire renommer cette base navale est à nos yeux bien plus qu'anecdotique : un signe remarquable parmi d'autres de la puissance résiduelle de l'armée.
Conscients de ces complexités socio-historiques, nous espérons qu'avec le maintien du Frente Amplio (6) au pouvoir, l'Uruguay retrouvera toute son audace et toute sa liberté de penser la société en dehors du cadre capitaliste libéral qui leur est fortement recommandé par leur entourage (7). Il faut reconnaitre qu'à nos yeux, le libéralisme n'est pas générateur de libertés. « Viva la societad alternativa ! » chantent les artistes renommés Uruguayens Arcavoces, qui sont également cultivateurs de légumes bio à leurs heures de jour. Et leur discours poétique chanté montre de bien des manières qu'il existe un mouvement de résistance populaire à la proposition sociétale consommation-croissance.
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J'ai moi-même été quelques années élue à la tête d'une copropriété de 110 maisons dont la majorité des copropriétaires rejetait, débat après débat, assemblée après assemblée, enquête après enquête, toutes les tentatives pour « libérer » un peu les couleurs des façades. Les tenants du maintien de la couleur crème unique s'arc-boutaient comme si une offense personnelle leur aurait été faite par un voisin aimant une autre couleur.
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L'ancien président Sarkozy en avait même fait un automatisme : un problème ? une loi !
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La répression a été une des plus féroces du continent. Au bout des libertés rognées, réduites à néant, des obligations effroyables, comme celles de dénoncer. Sous peine d'emprisonnement avec torture, sous peine de disparition. Et après une décennie de ce régime, lorsque les militaires, abandonnés par les Etats Unis qui les avaient soutenus jusque-là, ont dû rouvrir la porte à la démocratie, cela ne s'est pas fait sans un certain nombre de prises de garanties destinées à protéger lesdits militaires d'éventuelles poursuites judiciaires post-dictature. Aucune liberté pour le peuple de traiter démocratiquement de cette période de sa propre histoire. Une décennie de tabou a suivi. On commence seulement à réintroduire cette période de l'histoire dans l'enseignement à l'école, nous a-t 'on dit.
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Une de nos blagues à propos des plans de ville est « où est donc la vielle ville ? ». On cherche en vain un quartier où les rues seraient tordues, enroulées, ou ne serait-ce qu'en biais.
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La question « les femmes sont-elles vraiment libres si elles ne peuvent pas montrer leurs seins sur la plage ? » a fait l'objet d'un âpre débat entre nous deux, débat à propos des préférences culturelles en matière de pudeur et des pressions sociales exercées sur le corps de la femme partout dans le monde, semble-t-il.
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Parti rassemblant les forces de gauche, né dans les dernières années de dictature mais qui n'est parvenu au pouvoir que depuis 3 élections,
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L'ensemble de l'Amérique Latine se trouve sous liberté surveillée depuis des décennies, surveillée par les Etats-Unis, qui n'apprécient pas de voir se développer des politiques non libérales sur le continent.
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