Voilà un an que nous sommes partis de France laissant derrière nous famille et amis. Non, nous n'allons pas vous faire le comptage des pays visités, des personnes rencontrées, des milles parcourus. Disons juste beaucoup ! Une année extraordinairement remplie, densément vécue. Une première année d'avancée dans l'inconnu et d'adaptation à cette nouvelle vie, aventurière et routinière à la fois, dure et exaltante à la fois, contemplative et réflexive à la fois, oisive (1) et laborieuse à la fois, rustique et luxueuse à la fois, exigüe et ouverte sur l'immensité à la fois.
Au-delà de notre petit monde itinérant, la vie du Monde a touché notre route par moments, de plus ou moins près. Ebola n'était pas loin du Sénégal quand nous en fréquentions les marigots frontaliers, j'étais de passage à Paris le jour de l'attentat contre Charlie Hedbo, nous avons suivi de loin et tentons de suivre encore la trajectoire truffée d'obstacles de Syriza en Grèce.
Notre petit monde flottant a été balayé par les vents de la maladie qui a emporté maman, sombre symétrie au départ du papa d'Ariel quelques semaines avant notre départ. Il était prévu qu'on reviendrait en France en cas de besoin. Nous avons donc pris l'avion deux fois pendant cette première année d'éloignement pour serrer dans nos bras les êtres aimés et aider là où c'était possible. Cette année n'a donc pas été totalement maritime, ni totalement sans la chaleur d'une proximité partagée avec la famille. Et la séparation a peut-être été ainsi un peu adoucie pour mes enfants et la maman d'Ariel.
Pour combien de temps partez-vous ? Pour combien de temps êtes-vous partis ? Quand retournerez-vous vivre en France ? Quand on nous posait la question avant le départ et pendant les premières semaines (2), la réponse était « entre trois mois et trente ans ». Nous ne savions pas comment nous nous adapterions, si nous aimerions assez les bons côtés de cette vie pour supporter les mauvais au-delà des deux mois d'été auxquels nous étions accoutumés et si notre couple résisterait à la vie en face à face, huis clos impitoyable, loin de nos attaches familiales et amicales. Tout autant, nous n'excluions pas d'être irrémédiablement perdus pour la cause de la vie terrestre dès lors que nous aurions goûté à l'intensité de cette vie-là sans date de retour.
L'envie de continuer chancelle parfois, juste un brin, juste fugacement. C'est sans doute parce que nous étions raisonnablement préparés (3), mais aussi parce que nous avons su remettre en question certains des objectifs initiaux. Ariel a accepté de différer d'un an ou deux le symbolique franchissement du Cap Horn et s'adapte - plus ou moins douloureusement - à la vie sous la dictature des listes, des listes de choses à faire qui n'en finissent pas de s'allonger plus vite qu'on les réduit en rayant les tâches effectuées et j'ai réalisé - avec consternation - que la place que je suis en mesure d'accorder à la production scientifique actuellement n'est pas suffisante pour répondre aux exigences d'une thèse (4). L'obstination est une denrée dont nous sommes l'un et l'autre abondamment fournis. Elle peut constituer une force quand il s'agit de lutter contre les adversités de la nature. Elle a tout de même rendu difficiles ces décisions de renoncement.
S'ouvre ainsi pour nous une nouvelle phase du voyage, quelques mois pendant lesquels nous allons rester entre 40° Sud (San Blas, en Argentine) et 20° Sud (Bahia d'llha Grande, au Brésil), comme zone d'attente de la prochaine saison favorable pour pousser jusqu'au Détroit de Magellan. Nous revenons ainsi en partie sur nos pas, au lieu de toujours avancer dans des mers inconnues. Les routes envisagées ont un petit air de déjà vu, les escales clefs sont familières. Moins de stress, moins d'efforts d'adaptation. Ce n'est pas pour autant qu'on risque de s'ennuyer, car on parle d'une zone qui couvre trois pays, plus de mille milles de côtes et encore une nouvelle langue.
En attendant ces déambulations subtropicales, il était important de célébrer dignement ce premier anniversaire de voyage, en invitant à partager notre joie, quelques litres d'alcool et beaucoup de musique toutes les personnes sympa que nous avions rencontrées en Argentine, des pêcheurs de San Blas aux éminents membres du club de voile de Mar Del Plata, un couple de navigateurs norvégiens et les marineros du club, en passant par des artistes et artisans locaux et autres fournisseurs de spécialités locales terriennes, joyeux mélange qu'on voulait à contrepied d'une société relativement cloisonnée. Peu d'entre eux ont répondu, ceux qui ont pu, ceux qui ont compris notre invitation inhabituelle, aux horaires incongrus, ceux qui étaient libres, ceux qui n'étaient pas bloqués par le sacro-saint travail. Par chance, hasard du calendrier, ma meilleure amie était présente avec son homme (5) et une seconde guitare était disponible. La musique à bord nous a fait danser et chanter de 16h à 2h du matin, les invités argentins se succédant ou se croisant pour partager une bribe de cette fête typiquement skolienne.
Après un an, nous ne sommes pas lassés, notre intention pour la durée du voyage se confirme, toujours aussi ambitieuse, et toujours aussi imprécise : de trois à trente ans ? … ¡Ojalà! (6)
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Ariel refuse le qualificatif d'oisif s'il désigne celui qui n'a pas besoin de travailler pour vivre, mais il l'accepte si on parle ainsi de ceux qui s'intéressent aux oiseaux.
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La question de la durée du voyage nous est plus souvent posée que la question du pourquoi. Pourtant, nous découvrons au fil des rencontres la diversité des motifs de voyage, qui égale largement celle des durées. Un jour, peut-être, j'écrirais une thèse sur la sociologie des voyages en voilier.
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A l'attention des lecteurs récents, rappelons que nous avons commencé nos préparatifs en 2007, pour un départ en 2014.
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Pour atteindre le Cabo de Hornos cette année il aurait fallu foncer, au risque de notre sécurité. Pour accomplir le travail d'une thèse il aurait fallu s'arrêter bien plus longtemps, au risque de nous sédentariser de nouveau, de nous citadiniser de nouveau, au point de compromettre l'esprit même de cette vie que nous avons choisie.
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Notre première visite !
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Inch'allah n'est plus trop de mise sur ce continent hispanophone