Les sociétés argentine et brésilienne résonnent intensément de discours sur la violence. La violence urbaine, la violence des quartiers pauvres, la violence des pauvres, la violence du narcotrafic. On nous répète de ne jamais tenter de résister en cas d'agression dans la rue ou au bateau, de laisser les agresseurs prendre ce pour quoi ils sont venus, argent, moteur d'annexe, appareil photo, électronique du bord, car dit-on « ici la vie d'un homme n'a pas le même prix ». On nous alerte sur les risques encourus dans tel quartier, sur les voleurs qui vont nous arracher notre sac à dos, à moins qu'on ne le porte consciencieusement du côté du ventre, sur telle rue qui n'est vraiment pas fréquentable, surtout les premiers trois cent mètres. On nous a même un jour alertés contre les « dangers » de l'autostop, mais pas n'importe où : à San Blas, bled de 500 âmes, loin de tout, fréquenté par des retraités modestes et des amateurs de pêche à la ligne ! On parle ici de saccages, pour désigner des cambriolages de magasins, dont la narration couvre les pages des journaux et occupe le fil des news télé assorties d'images d'arrestations de suspects. Comme pour masquer autre chose. A nous autre français, qui avons déjà expérimenté le sécuritarisme au prix d'atteintes à la démocratie ce battage sonne comme une alerte : les médias aux mains des puissants (groupes industriels et proches des gouvernements) ne clament pas sans raison les histoires de violence et d'insécurité. Et rien ne nous empêche de nous demander alors ce qu'on cache ainsi aux peuples.
Bien sûr, nous prenons plus de précautions dans les grandes villes que dans les petits villages, comme nous le ferions en Europe. Les vols à l'arrachée de sacs à main, ça existe presque partout. Bien sûr, nous nous déplaçons sans signes extérieurs de richesse, ni bijoux, ni appareil photo, ni tenues luxueuses, ça tombe bien, nos habits de tous les jours sont un peu fatigués. Mais nous en faisons autant dans toute région du monde où les inégalités sont flagrantes. Quelle est la part de ces violences quotidiennement évoquées qui relève de la concentration urbaine comme partout ailleurs ? Toute ville rassemblant des populations très hétérogènes du point de vue du niveau de vie aura statistiquement son lot quotidien de gestes violents. Il est difficile de se faire une opinion sur la réalité de la violence d'un pays quand on l'a fréquenté seulement pendant trois mois (trois mois en argentine, un peu moins au brésil). Entre les « on-dit » et les témoignages personnels, comment faire une moyenne ?
Une famille modeste nous a raconté en détail le cambriolage à main armée, il y a deux ans, de leur maison, où se trouvaient, au milieu de l'après-midi, les trois femmes, la mère, la fille et la grand-mère. Trois jeunes hommes aussi apeurés que leurs victimes, demandaient pardon pour la menace d'une arme à feu et raflaient tout ce qui tombait sous leurs mains : argent liquide, téléviseur, appareil photo. Rien que du remplaçable, sauf les bijoux de famille, deux bagues qui venaient des générations précédentes. Mais ils n'ont emporté aucune des œuvres de cette famille d'artistes qui, pourtant, se trouvaient dans chaque pièce, tableaux aux murs, sculptures sur la table du salon. Une autre famille, plus bourgeoise, raconte avec soulagement que leur fille, qui a changé son projet d'un soir, a échappé à une expérience traumatisante : une intrusion armée pendant la soirée dont elle s'était désistée pour cause de fatigue. Sous la menace d'une arme, les agresseurs ont exigé qu'on leur remette tout l'argent liquide disponible. D'autres nous narrent les fusillades entendues en plein jour à proximité de leur lieu de travail ; règlements de compte entre favelas ou entre bandes rivales.
Ce sont des histoires bien réelles que les gens ordinaires ne connaissent pas aussi fréquemment en Europe, en partie sans doute parce que les armes ne circulent pas aussi librement qu'ici, en partie peut-être parce que l'état de droit est un peu plus puissant sur le vieux continent (1). Ce sont des histoires bien réelles qui expliquent comment tout un quartier pourtant modeste peut se retrouver avec des grilles en fer forgé devant chaque fenêtre, ou les balcons d'un immeuble ordinaire grillagés jusqu'au septième étage. Mais ces histoires et celles que rapportent les journaux aux pages intitulées « violence » ou « insécurité » (2) ne décrivent qu'une facette de la violence, toujours la même, celle que les démunis exercent à l'encontre des riches ou des moins démunis qu'eux ou celle des groupes violents et mafieux.
Oserons-nous dire que, en ce qui nous concerne, nous avons trouvé les rues, les places, les bus, trains et métro, les quais, les plages, les halls de gare et de banques, plutôt paisibles ? Oserons-nous remarquer que dans nos déambulations dans un quartier pauvre, après l'étonnement de cet ouvrier du bâtiment qui a supposé que nous étions égarés, nous n'avons croisé que des regards francs rendant notre salut avec le pouce tourné vers le haut, signe de connivence ? Oserons-nous dire que nous n'avons jamais attaché notre si précieuse Banana avec autre chose que son amarre en cordage ordinaire ?
Oserons-nous dire que, dans ces deux pays, ces deux grand états latino-américains (3), nous avons vu et ressenti d'autres facettes de la société que nous avons envie de nommer violences également ? Des comportements et des situations rarement qualifiées de violence dans la presse ou dans les conversations courantes et que pourtant nous avons envie de ramener à ce niveau-là parce qu'à nos yeux, ils participent à l'ensemble.
Oserons-nous ?
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En tout cas dans les franges ordinaires de la société. J'émets des réserves concernant l'état de droit dans les franges supérieures de la société. Il semble en effet que les ultra-riches se dispensent de respecter les lois aussi bien par chez nous que sur le jeune continent.
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Oui, il y a des pages réservées à ce sujet, comme au sujet « sport » ou « politique étrangère » et cette mise en spectacle aux relents de voyeurisme me gêne, même si certains intellectuels défendent l'idée que montrer l'ultra-violence est moins pire que la dénier.
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Nous ne parlons pas pour le moment des pays que nous n'avons pas visités, et nous excluons de cette analyse l'Uruguay qui nous semble moins atteint, à la fois par la violence effective, mais aussi par la psychose sur la violence.
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