Un scooter des mers s'approche de nous et Ariel, affairé à l'intérieur du bateau (1), se prépare à râler contre le bruit et la vague qu'il ne va pas manquer de nous projeter à la figure. Mais non. L'engin va si lentement, pas moyen de protester. Il s'approche doucement, presque timidement, et moi qui suis dans le cockpit hésite à les saluer, l'homme caché derrière ses lunettes de soleil et l'enfant blotti devant lui sur la selle. Mais non, encore. Ce sont eux qui me saluent en premier. Le père s'adresse à moi dans un français impeccable quoique teinté d'accent. Après quelques échanges convenus sur notre origine et le long chemin que nous avons parcouru pour arriver ici, au moment de s'éloigner pour rejoindre son bord, il me demande si nous avons besoin de quoi que ce soit. J'en suis toute désarçonnée ! Et cette impression de déséquilibre me reste un long moment à l'esprit. Pensez donc, nous avons bien vu d'où il venait, le scooter ! Il venait d'une catégorie de navire que nous avons depuis longtemps qualifiée d'indésirable, voire nuisible. Pas plus tard que deux heures auparavant, je m'époumonais en vain à demander à un autre de ces montres de plastique et métal gros comme une maison, de bien vouloir aller planter son ancre plus loin qu'à dix mètres de notre étrave ou au moins baisser la sono pour qu'on puisse ne serait-ce que lire sans avoir la tête agacée par le battement et les hurlements de ces musiques de boite de nuit qu'ils mettent même en plein jour. C'est la voix plus puissante et la tête moins avenante d'Ariel qui finalement ont attiré leur attention sur le bouton du volume sonore. Bref. Les propriétaires de ces gros yachts à moteur portant cinq mille litres de carburant dans le ventre, ne sont pas des gens qu'on s'attend à voir devancer nos besoins avec prévenance.
Notre visiteur attentionné s'était en fait déjà montré un peu différent des autres. Il a jeté l'ancre bien à l'extérieur de l'anse, obstruant moins la vue à nous autres petits bateaux, vue paradisiaque sur des eaux turquoises toutes proches et la perspective sur les montagnes au loin. Et il est allé faire vrombir les moteurs du zodiac et du scooter au loin au lieu de le faire entre les bateaux et la plage où d'autres se pavanent souvent pour leur plaisir narcissique (2). Mais bon. La question trotte dans ma tête : qu'est-ce que quelqu'un comme ça peut bien avoir ou pouvoir faire qui nous serait utile ou agréable ?
Sa seconde proposition d'aide arrive une heure plus tard, à point curieusement nommé : nous sommes en train d'acheter du poisson pour le diner et manquons de menue monnaie pour payer le pêcheur. Notre visiteur francophile en a justement sur lui. La raison pour laquelle il se trouve en même temps que nous sur la scène d'achat du poisson est qu'il voulait nous inviter à prendre un verre à son bord. Ho ! Là ! Là ! Une invitation en bonne et due forme ! C'est comme au temps où Joshua Slocum, le premier tour-du-mondiste en solitaire à la voile, se faisait inviter par les commandants des gros bâtiments de marine qu'il rencontrait au mouillage ! Nous n'avons aucun besoin de nous consulter l'un l'autre pour accepter immédiatement cette invitation (3).
Une troisième proposition d'aide viendra trois heures plus tard, après avoir fait connaissance autour d'un verre et d'amuse-bouche raffinés. Proposition d'aide persistante malgré nos nombreuses provocations à propos de l'argent, l'argent qui permet d'acheter ce genre de bateau et employer trois hommes d'équipage (4) - presque une famille entière au service d'une autre. Nos provocations, ils ont su les prendre avec humour, lui et le cousin qui partage son week-end de break avec leurs derniers-nés (5) et sans leurs épouses. Mais nous parlons aussi de voyage à la voile et au moteur, de politique internationale, de pratiques religieuses, de francophilie, du proche orient, etc…
Donc, nous faire la monnaie n'est pas suffisant à ses yeux. Ses yeux d'ancien propriétaire d'un petit voilier ayant sans doute rêvé de voyages dans ses jeunes années. Ses yeux qu'il dévoile enfin en retirant ses lunettes de soleil. Ses yeux si fatigués. Il veut faire plus pour nous, ils veulent faire plus pour nous. J'évoque alors le fait que ce jour est le jour anniversaire d'Ariel et nous nous voyons offrir une petite contribution à la fête. Merci !
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Ariel a l'ouïe fine et par ailleurs notre bateau jouit d'une vision panoramique que beaucoup de navigateurs nous envient. On en devient même un peu les concierges des plans d'eau sur lesquels on séjourne.
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La sociologie du « voir et être vu » a peut-être été déjà étudiée par les Pinson-Charlot, ce couple de sociologues français spécialisés dans le milieu des grosses fortunes.
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Mais il faut d'abord retourner à bord, vider le poisson, apprêter les tripes et la tête comme « boëtte » pour le casier, puis aller poser le casier près des cailloux. J'ignore comment ils ont interprété le temps que nous avons mis à arriver.
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Sur tous ces bateaux, les hommes d'équipage de ces yachts se distinguent des propriétaires et leur famille à leurs tee-shirts blancs. C'est comme un costume de fonction, un code partagé par tous.
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Les deux jeunes enfants ont curieusement décliné notre invitation à venir visiter Skol. Blasés par les jouets motorisés et les chromes du bateau de papa ou bien apeurés par notre aspect de baroudeurs ?
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