La nature nous réserve parfois d'étranges et merveilleuses surprises. Par exemple, pendant notre dernière navigation entre Brésil et Uruguay. On se croyait en territoire connu, pour avoir déjà sillonné ces eaux une première fois en novembre 2014, puis en juin 2015. On savait que la zone était difficile et que la période était à la migration des baleines, mais on ne s'attendait tout de même pas à ça.
C'est arrivé sur nous très vite, au milieu d'une manœuvre de changement de voile. Tous les deux sur le pont, nous venions d'affaler foc, avec l'intention d'envoyer le tourmentin, la petite voile de tempête, parce que Barkaï avait du mal à garder le bateau dos aux vagues dans les rafales à plus de quarante nœuds. Une fois le foc bien serré à l'avant du bateau, nous avons pris une minute pour voir comment ça se passait, comment le bateau se comportait ainsi. Je suis allée à l'arrière pour ajuster notre régulateur. En me redressant, j'ai vu la mer blanchie. J'ai regardé l'anémomètre, quarante-sept nœuds. Ariel a regardé le GPS qui indique aussi la vitesse du bateau, plus de trois nœuds, malgré l'absence de voiles. Dans la même direction, les deux chiffres se cumulent. Cinquante nœuds, force dix, presque cent kilomètre-heure de vent, les mythiques cinquante nœuds que tous les navigateurs modestes redoutent ! On s'est regardé et j'ai pensé, là, debout à l'arrière du bateau « c'est donc à ça que ça ressemble ». Et chaque parcelle de mon corps était engagée à enregistrer l'état de la mer, le son du vent, les mouvements du bateau. Nous n'avions pas vraiment peur, la terre était si loin et la mer pas encore démentielle. Nous avons décidé paisiblement de ne pas envoyer le tourmentin et nous sommes rentrés dans le bateau en fermant les écoutilles. Skol avançait dans la bonne direction, à une vitesse respectable même sans aucune voile, par la seule force du vent sur la coque. Nous étions aux aguets, surveillant attentivement les mouvements du bateau dans la mer qui grossissait, et gardant un œil sur la bonne tenue de l'équipe arrière, Barkaï, notre régulateur d'allure, qui tient la barre par tous les temps, encadré de Ruth et MC, l'éolienne et le panneau solaire dont c'était également le baptême des cinquante nœuds. Tout l'équipage allait bien.
Quelques heures plus tard, le vent a baissé assez pour renvoyer le foc et Ariel a pu se coucher, un quart de sommeil bien longuement reporté. Je sirotais un petit café pour me réconforter après ces émotions, debout dans la cuisine, observant par les hublots du roof la mer encore énorme mais plus trop menaçante, quand j'ai cru voir quelque chose, puis revoir un truc, une fois, deux fois, puis eu la certitude que nous avions de la compagnie ! Il y a une règle à bord : on réveille l'autre pour les baleines. Mais j'hésitais, car mon homme venait juste de s'endormir et en plus, il avait eu tout son saoul de compagnie pas plus tard que la veille, avec une mère rorqual et son petit qui lui avaient longuement montré leur souffle, leur naseau, leur dos, leur aileron, de près, de loin, devant ou derrière ou sur les côtés, ensemble ou séparés, rapides ou aussi lents que Skol, une danse de quelques heures qui l'avait amplement nourri de ce contact avec les « grands poutous » comme il les appelle, en leur parlant avec affection. Ariel parle aux baleines avec des petits mots doux, comme il parle aux oiseaux, aux chats et aux chiens, même quand elles sont deux fois plus grosses que notre Skol ! Sortie sur le pont avec ma tasse de café et je suis restée béate, car un grand animal surgissait au flanc de Skol, soufflant, à trois mètres, et restait là, stationnaire, c'est-à-dire ajustant sa vitesse à la nôtre, de longues secondes. Quand il a plongé c'est un autre qui a fait surface à l'arrière, puis deux autres qui ont croisé notre route juste devant. Et ainsi de suite, pendant tout mon quart de trois heures. Chaque fois que je levais les yeux, je voyais quelque chose, une trace, un sillage, un souffle. Le sourire me venait aux lèvres quand un dos luisant se montrait entre deux vagues et une bouffée de larmes me montaient aux yeux quand ils étaient si proches, un bonjour ou un remerciement hoquetant aux lèvres, j'avais envie qu'ils sachent combien j'étais reconnaissante de leur présence tranquille (1), après toutes ces émotions.
Le lendemain, notre anémomètre a commencé à faire des caprices. Il avait vu trop de vent, peut-être ? C'est la mémoire des signaux, sons, aspect de la mer qui nous ont alertés que les trente nœuds étaient atteints. Bon moment pour tester la nouvelle check-liste « plus de trente nœuds » que nous avions justement établie la veille : fermeture de la dernière vanne, verrouillages des planchers et coffres, obstruction des aérateurs, rentrer les seaux. Toutes choses plus faciles à faire avant qu'on atteigne les quarante nœuds et les vagues déferlantes. C'est donc aussi la mémoire des signaux du cosmos qui nous a informés du second épisode de cinquante nœuds de vent. Le souvenir était frais et nous avons adopté la même tactique prudente de dos rond en attendant que ça passe. Et pour le troisième épisode, quelques jours plus tard, nous avons senti comme une routine installée entre nous. Après l'affalage du foc, pendant lequel j'ai eu du mal à respirer entre le vent et les embruns qui me claquaient au visage et au cours duquel j'ai dû jouer de finesse et rapidité avec la toile battante pour la maitriser, nous n'avons eu qu'un regard à échanger pour convenir d'un hochement de tête qu'il était temps d'affaler aussi la grand-voile. Cette troisième fois, le vent et la mer étaient de face, nous avons reculé pendant six heures, très lentement, jusqu'au petit jour (2). Et alors ? On était encore très loin des côtes et aucun impératif ne nous obligeait à nous battre (3).
A l'issue de ces dix jours de navigation exaltante et éprouvante, une fois posés à La Paloma, un échange avec ma sœur restée en France a mis en évidence ce changement dans notre façon d'évoquer le gros temps. Comme tu en parles avec tranquillité ! M'a-t 'elle fait remarquer. Elle avait raison, c'est comme si, après avoir traîné nos guêtres dans cette région, entre 30° et 40° Sud, nous avions atteint un nouveau seuil de confiance en nous et de connaissance du bateau, préalable nécessaire la suite de notre apprentissage des mers difficiles.
Un jour, peut-être, on sera de vieux loups de mer ?
-
Il s'agissait de rorquals, encore, sans doute de l'espèce rorqual boréal, une baleine de 15m de long et plus de 15 tonnes à l'âge adulte et qui ne montre jamais sa queue. J'ai bien tenté de les photographier, mais comme par hasard, dès que l'appareil a été dans ma main, les apparitions se sont faites plus lointaines. Pour se rapprocher de nouveau une fois l'objet rangé dans ma poche, à croire qu'ils l'avaient vu.
-
Au petit matin, un cargo de passage nous a donné une météo inquiétante pour la suite : un autre front de force 7 ou 8 de sud-ouest était annoncé, mais il se pouvait pas nous dire à quel moment ni pour combien de temps. J'ai fait la gueule pendant vingt minutes et puis soudain j'ai éclaté de rire, réalisant que cette météo-là était certainement périmée de quelques heures. Ce qui s'est avéré exact, le reste du trajet a été bien plus doux.
-
Même la proximité des cargos dans ces eaux très fréquentées est un risque qui nous angoisse moins. On les voit venir de loin grâce à nos instruments, ils répondent à nos appels radio et ils changent leur route quand on le leur demande ! What do you want ? Qu'est-ce que vous voulez ? M'a interrogé le radio d'un énorme pétrolier qui nous rattrapait à grande vitesse. J'ai ressenti comme une bouffée de toute-puissance en lui disant que s'il changeait sa route de quelques degrés vers le sud ça serait juste parfait. Et il l'a fait !!!!
Bonjour à vous,
les cargos qui changent de route sur demande, c'est vraiment très très bien...et les instruments qui préviennent de leur arrivée aussi. Je garde une sensation proche de l’effroi quand je me rappelle du gros bateau de pêche qui arrivait à fond sur nous et nous a obligés à virer in extremis au moteur afin d'éviter la collision en vue des côtes Norvégiennes.
Non mais quel asshole ce mec !
Bises à vous deux.
Micky
Rédigé par : Michel Fromm | 18 novembre 2015 à 18:19
@ Micky, on s'en souvient aussi ! à l'époque nous ignorions qu'il était possible de leur demander de se dérouter.
J'espère que tu as remarqué comment la dernière phrase de la note répond à une question que tu nous posais il y a quelques mois....
bises
Rédigé par : Isabelle | 18 novembre 2015 à 21:38