Nous voilà de nouveau au petit port de La Paloma, à l'ouverture du Rio de La Plata, au bord du continent Latino-Américain. Toute la côte est un bord à ce continent, bien sûr, et l'Uruguay est au beau milieu de la côte Atlantique, mais ici, c'est le bord de l'Amérique Latine pour nous, le bord par lequel nous l'avons abordée il y a un peu moins d'un an. Premier contact qui nous avait un peu étonnés et beaucoup plu. Nous retrouvons rapidement nos marques, avec quelques changements. Nous demandons des nouvelles de madame Sylvia, la secrétaire de la capitainerie, qui devait avoir son bébé pendant notre hiver au Brésil. La mère et l'enfant vont bien. Le douanier, celui qui nous disait au revoir si vigoureusement en juin, lorsqu'on est partis avec un avis de gros temps aux fesses, a reconnu le bateau à la coque aluminium et à la bande rouge. Dans sa joie peut-être teinté de soulagement de nous revoir, il s'est occupé de la paperasse avant même qu'on vienne le saluer ! Les douches du port ne fonctionnent plus, la chaudière est tombée en panne en juillet et, depuis quatre mois, « Montevideo » (1) tarde à envoyer une solution, un technicien ou simplement à débloquer l'argent. Comme nous sommes des habitués, Ariel ose réclamer une solution et finalement l'obtient (2). Le couple de français au gros catamaran qui hésite depuis presque deux ans à faire le grand saut à travers l'Atlantique Sud pour rejoindre l'ile de la Réunion est toujours là, histoire tristement enlisée. Nos amis Uruguayens avec lesquels nous sommes restés en contact ténu malgré le fonctionnement désastreux des compagnies de téléphone Brésiliennes, nous attendent, heureux de nous revoir et prêts à poursuivre le bout de chemin de découverte mutuelle entamé plus tôt. La Fragata, le restaurant de mon amie Maggi va bientôt fermer, après de longs mois d'agonie économique. L'espoir d'un autre projet, moins risqué, pointe son nez et nous savons partager leur joie, leur excitation, pour les avoir suivis depuis presque un an. De nouveaux visages enrichiront notre paysage quotidien et cette fois-ci, nous accèderons (3) enfin aux soirées tambour et aux répétitions de Murga dont nous avions seulement entendu parler lors de nos précédents passages.
Et puis, dans tout ça, il y a la visite de ma fille et de son amoureux, visite qui nous met elle et moi face à dix-huit mois de manque, face à une soif qui n'ose se dire, soif de reconstruire une bulle mère-fille comme nous les fabriquions à Orsay avant le départ (4), un besoin qui prend le pas sur tout, au risque de heurter Ariel. Un besoin si fort qu'on finit par prendre la route à trois, moi, ma fille et son chéri. Six jours de road trip à travers ce petit pays, des heures de voiture-discussion, des soirées interminables à l'auberge ou dans une cabane louée, des petit-déjeuners papotages, des après-midi-débat intense, on refait le monde, on refait la vie, on parle, on s'écoute, on se comprend, ou du moins on tente de se comprendre… Mon nomadisme nous a éloignées et nous fait souvent manquer l'une de l'autre, mais sans cet éloignement, jamais une telle semaine intensive de rattrapage n'aurait eu lieu, car jamais nous n'avions eu l'occasion par le passé de nous rendre à ce point disponible l'une pour l'autre.
Ce troisième séjour en Uruguay réinterroge le projet de voyage. Réinterroge notre façon de voyager. Que faisons-nous là, à intensifier les liens au point que nos activités sociales prennent le dessus sur les travaux du bateau? Sommes-nous en train de prendre racine ? Sommes-nous au bord de la sédentarisation ? Les gens d'ici nous taquinent, disant qu'on va bientôt acheter une maison puisqu'on aime tant leur coin qu'on y revient régulièrement. D'autres l'ont fait avant nous, arrivés par bateau ou par avion, achetant un lopin de terre ou une part dans une communauté hippie. Ça semble si facile, ce pays semble si accueillant pour les étrangers. Les jeunes navigateurs turcs, Ugur et Maral, l'envisagent sérieusement. Ils disent se sentir si bien ici qu'ils reviendront peut-être s'y implanter, après la Patagonie. Pour notre part, nous trouvons qu'il n'y a pas assez de montagnes dans ce pays mais tout le reste est si attachant ! Même ma virée dans l'intérieur du pays n'a pas altéré mon affection pour cette société qui semble paisible et équilibrée (5).
Mais au bout de quelques semaines, nous sommes de nouveau travaillés par ce qu'une de nos amies appelle « itchy foot syndrom », la maladie des pieds qui démangent, l'envie de reprendre la mer. Il y a aussi la perspective de ce qui nous attend, d'autres pays, d'autres rencontres, car le choix de vie que nous avons fait est de bouger avec notre maison et de faire seulement escale ici ou là. Qu'est-ce qu'une escale ? Un arrêt temporaire du mouvement pour refaire les stocks de nourriture, réparer le bateau, nous réparer nous-même des fatigues de la navigation. Et rencontrer, bien sûr. Tenter de comprendre la société avant de visiter les paysages. Car en fait, nous visitons peu, nous n'avons aucun goût pour le tourisme. Aux amis si chaleureux d'ici, nous ne pouvons plus dire « à dans trois mois », comme nous l'avons fait déjà deux fois, en février et juin dernier. Mais j'ai choisi une maison uruguayenne pour mon Djembé qui prenait décidément trop de place dans une couchette, alors que nous allons devoir bientôt embarquer de grandes amarres supplémentaires pour attacher le bateau aux arbres et aux rochers dans les seños, les fjords patagons. Cet abandon de mon tambour sonne comme une promesse pour ceux qu'on quitte et à qui on l'a confié : « on reste en contact jusqu'à notre retour (peut-être, sûrement, on espère, si tout va bien) dans dix-huit mois ».
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Ils disent ici « Montevideo » comme chez nous on dit « Paris » pour désigner non la ville, mais l'autorité, le décideur, le gouvernement.
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Dans cette affaire, mon homme m'a impressionnée par sa ténacité, revenant à la charge auprès de l'administration du port, menaçant pour rire la secrétaire en lui disant qu'on irait prendre notre douche chez elle si elle ne trouvait pas une solution, réclamant même un jour l'accès aux douches des militaires de la base navale voisine. Prendre sa douche dans des locaux où se déroulaient sans doute des interrogatoires musclés pendant la dernière dictature, pourquoi pas ? Il invoquait les nombreux voiliers à venir de la saison : « les Suisses qui arrivent dans deux jours, les Turcs qui ne sont pas trop loin derrière » (ils mettront en réalité encore trois semaines à arriver). A bout d'argument, il a brandit ma fille, qui allait bientôt venir nous rendre visite : « nous, on est des marins, on peut supporter, mais une jeune femme, elle, a besoin de se doucher tous les jours, vous comprenez ? » et la secrétaire opinait du chef, comprenant. Je crois qu'Ariel a emporté le morceau quand il a finalement précisé « on ne veut pas du luxe, mais on veut de l'eau chaude ». Ils nous ont ouvert l'accès aux douches de l'atelier des ouvriers du port, où nous avons pu accrocher nos serviettes entre les bleus de travail tachés d'huile et de ciment.
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Que le lecteur nous pardonne les problèmes de temporalité du blog ! Non seulement nous publions avec quelque semaines de retard, un texte rédigé au présent, mais nous avons aussi parfois des difficultés à agencer les notes entre elles.
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Et que nous n'avons pas pu re-créer lors de mes deux retours en France par avion parce que la santé de maman puis le deuil avaient pris toute la place.
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Et pourtant j'ai eu quelques déceptions, comme constater que le marché est plus ouvert aux sociétés étrangères que ce que nous avions perçu depuis La Paloma. Des compagnies de pétrole ou de téléphonie privées concurrencent les compagnies nationales, par exemple. J'ai refusé de faire mon plein chez ESSO. Il y a aussi cette troublante absence de bois ou forêt sauvage : 95% des arbres sont « cultivés » pour l'industrie. Ca fait des espaces boisés mono-espèce où tous les arbres ont le même âge et poussent en rangs bien alignés. Aucun charme.
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