L'ami Hugues avait peut-être raison lorsqu'il affirmait que le paysage de Magellan n'égale pas celui du Beagle. Mais ce n'est pas parce que nous avons finalement cédé à la tentation ushuaienne et modifié notre programme que nous serions éventuellement disposés à en convenir. C'est parce qu'on a vu l'autre côté. L'autre côté de la géographie fuégienne.
La Cordillère Darwin, prolongement de la Cordillère des Andes, domine la partie sud de l'Ile Grande de Terre de Feu notamment la péninsule aux formes tarabiscotées qui s'avance vers l'ouest. Les glaciers et mouvements de la croute terrestre l'ont saignée de vallées envahies par les eaux de la mer, les fameux seños, comme les fjords nordiques. Certains de ces seños débouchent au sud, dans le canal de Beagle, pour le plus grand plaisir des navigateurs ayant choisi de faire escale à Ushuaia. Mais d'autres fjords à la beauté tout aussi époustouflante s'ouvrent en direction du nord-ouest, vers Magellan. Ce secteur proche de Punta Arenas mais loin d'Ushuaia (1), proche de Magellan mais loin du Beagle, est donc délaissé par les voiliers charters et les aventuriers enclins à suivre les évidences publiées. C'est l'autre côté du passage obligé du tourisme austral. Nous y avons pris deux petites semaines de vacances dans une parfaite solitude avant de revenir dans le détroit de Magellan.
Vacances éblouissantes et inoubliables.
Après tant d'années de préparation, nous abordons enfin la réalité de ce territoire du Grand Sud tant désiré. Tout émus, tout excités, effrayés un peu, émerveillés beaucoup. Nous glissant d'abri en abri, entre les coups de vent qui déposent dans la nuit une nouvelle couche de neige – en plein été - , nous progressons vers le sud jusqu'à notre latitude la plus extrême de cette année. On y est! De l'autre côté du monde, de l'autre côté de la vie citadine. On s'étonne sans cesse et dix fois par jour on remercie Skol d'être arrivés ici et que ça soit si beau. Voilà ce qui manquait à mon homme depuis des mois : la vraie solitude dans une nature étourdissante de majesté. Les petites hauteurs sont tapissées d'un velours vert qui nous change, enfin, des ocres secs de la Patagonie orientale. Les grands sommets sont dénués de végétation, la croute terrestre à nu, couronnée de glaciers parfois gigantesques (2), si grands qu'ils déversent leurs fleuves de glace jusqu'à la mer dans trois vallées successives. Chaque heure, chaque journée apporte un nouvel émoi, un nouveau ravissement, entremêlés des inquiétudes que cet environnement extrême suscite en nous. L'accès au seño Keats révèle le Monte Sarmiento qui émerge difficilement des nuages. Il domine la rive sud du seño, du haut de ses deux mille deux cent mètres qui tombent presque directement dans la mer. Au débouché du seño Keats, c'est un défilé de glaciers qui barre l'horizon. La Cordillère Darwin ! En pénétrant dans le seño Agostini (3), nous voyons au loin nos premières glaces flottantes ! La météo nous accorde un court répit qui nous permet de nous approcher de nos premiers « glaciers maritimes ». A notre grande surprise, la mer est recouverte d'une mince pellicule d'eau gelée. L'hiver serait-il en avance ? On s'approche doucement mais sans pénétrer la glace avec l'étrave de Skol qui pourtant en serait capable. Trop d'émotions déjà, trop d'inquiétudes, le temps qui se couvre de nouveau, le glacier tout proche qui peut larguer à tout moment un bloc géant. Et l'heure qui avance, il faut tourner bride et installer le bateau pour la nuit, non loin de là, dans une caleta spectaculaire. Là aussi notre émerveillement sera teinté de soucis, l'ancre a eu du mal à accrocher, nous ne sommes pas encore assez expérimentés, la sécurité du lieu nous semble incertaine, nous ne resterons pas plus d'une nuit.
La solitude parfaite dans une nature extrême a un prix. On ne rêve plus, on vit sur le qui-vive. On ne peut jamais se relâcher complètement et s'abandonner librement à jouissance de ces paysages.
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Il s'agit en fait des deux bassins versant (sud et nord) de la Cordillère Darwin. Les extrémités de deux seños opposés se trouvent à quelques milles à vol d'oiseau d'une de l'autre alors qu'il faudrait, à un voilier désirant visiter l'une puis l'autre de ces vallées glaciaires en vis-à-vis, parcourir cent cinquante milles par la mer, en faisant tout le tour de la péninsule.
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Il reste ici du dernier âge glaciaire des pans de « manteau glaciaire » de plusieurs dizaines de kilomètres de long.
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Padre De Agostini a mené pendant plus de cinquante an de longues expéditions évangelistico-géographiques en Terre de Feu. Il a été le premier à traverser la Cordilière Darwin en 1913 et très actif dans la conquête du Monte Sarmiento dont le sommet a résisté aux escaladeurs de montagnes jusqu'en 1956. Nos informations sur ses activités sont moins détaillées dans le domaine de l'évangélisation que dans le domaine de la montagne et mes doutes sur sa participation éventuelle à l'évangélisation forcée et à l'extinction des populations indiennes m'empêchent d'admirer sans réserve ses exploits géographiques. En fait, il n'est peut-être qu'un fils de famille désigné par son rang dans la fratrie pour servir les ordres religieux alors que son rêve d'enfant était de gravir les sommets et peut-être s'est-il contenté d'utiliser son appartenance religieuse pour assouvir sa passion.
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