Austral est un bien grand mot, sans doute, pour une route qui ne descend guère plus au sud que le Golfe des Peines. Elle relie Puerto Montt - 41°30' S - à Villa O'Higgins - 48° 30' S. Nous qui venons du Détroit de Magellan savons que l'austral continental de ce pays se situe en réalité bien plus loin. Puerto Natales est à 51° 44' S et Punta Arenas à 53° 10' S. Ensuite, la Terre de Feu et ses myriades d'iles, hors de portée de toute continuité routière, sont encore plus australes. Mais peut-être fallait-il ce nom pour donner encore plus de panache à l'aventure herculéenne à laquelle s'est attaquée l'armée Chilienne sous l'impulsion de Pinochet. Il voulait désenclaver certaines villes (1) jusqu'alors accessibles seulement en passant par l'argentine ou bien en embarquant dans un ferry. Je soupçonne qu'il y avait une dose de nationalisme exacerbé à vouloir s'affranchir des contraintes de la météo pour desservir quelques villes et villages même lorsque la diplomatie avec l'Argentine voisine hoquetait, au prix de travaux d'une ampleur telle que quarante ans plus tard, le chantier est encore loin d'être achevé (2). De plus, sur le tronçon entre Hornopiren et Chaiten la topographie montagneuse est telle qu'il n'a pas été possible d'installer une voie de circulation terrestre à flanc de montagne. Ce tronçon est une route « bimodale », le passage par bateau reste indispensable à deux reprises pour accéder à la suite de la Ruta7, l'autre nom de la Carretera austral. Par ailleurs, cette route ne résout de toutes façons pas le problème du passage par le pays voisin à cause du Campo de Hielo Sur, si vaste qu'il interdit tout passage terrestre entre la frontière Argentine et le territoire Kawesqar, qui va du Golfe des Peines au détroit de Magellan. La région de Puerto Natales et celle de Punta Arenas restent « insulaires » par rapport au reste du pays, c'est-à-dire joignable uniquement par avion, par bateau ou en passant en terres étrangères.
Austral est un grand mot mais son parfum de mythe m'attirait, j'avais envie de savoir quelle tête elle avait, cette route que tout le monde évoquait avec emphase. Un chantier pharaonique auquel dix mille soldats chiliens ont été engagés au début. Nous n'avons emprunté que 700 des 1240 km de sa longueur actuelle, mais l'idée est là. Cette voie est un étonnant patchwork de tronçons aux états d'achèvement extrêmement variés, du niveau quasiment autoroutier dans les vallées plates au stade de piste étroite et caillouteuse à peine dégrossie dans les passages les plus difficiles à flanc de montagne. Il faut dire qu'ils sont encore en train d'élargir certains bouts à coup de dynamite avant de les goudronner. La circulation est coupée à 13h, le tonnerre gronde à 13h10, et les engins passent les quatre heures qui suivent à déblayer les éboulis pour rétablir à 17h une chaussée tout juste fréquentable sans un véhicule 4x4. Certains jours, les engins de chantier déblayaient même littéralement devant nos roues le matin les éboulements secondaires survenus dans la nuit après les dynamitages de la veille. Voilà en tout cas comment ça se passait par endroit pendant notre road trip. Ailleurs, à tout moment de la journée, la circulation peut n'être coupée que pendant vingt minutes, pour laisser les engins opérer une manœuvre ou bien parce qu'un tronçon est momentanément réduit à une voie. Les chiliens profitent parfois de l'attente pour aller cueillir les tiges de cette plante à grande feuilles dont nous ignorons toujours le nom mais qui, parait-il se mangent (3).
Dans le milieu des cyclistes, il existe de nombreux mots pour qualifier une voie non goudronnée, selon la grosseur et la stabilité des gravillons. Imaginez le calvaire que vivaient les quelques randonneurs à vélo que nous avons croisés, en majorité européens et pour qui paraît-il, "faire" cette route est un must ! Les roues des montures lourdement chargées qui dérapent sur les graviers, des crevaisons en série et, souvent, l'obligation de poser pied à terre. Pour nous, en voiture routière à deux roues motrices, la partie n'était pas toujours gagnée. Claquement des cailloux pointus sous le bas de caisse, déhanchement du cul, les roues avant qui patinent brièvement avant de retrouver adhérence. J'ai cru à plusieurs reprises qu'on ne passerait pas, surtout un jour de pluie diluvienne, quand l'état boueux de la montée ou de la descente devant nous semblait inabordable. L'ouvrage d'ingénierie routière se double d'un travail hydrographique récurrent car la route modifie l'écoulement des eaux de pluies, extrêmement abondantes sur le flanc océanique de la Cordillère. L'autre flanc est nettement plus sec, ce qui donne aussi un caractère dépaysant à cette route, qui passe d'un bord à l'autre de la chaine de montagnes, au grès des vallées et de la localisation des villes à desservir. On change alors en quelques dizaines de minute de climat, de végétation, passant du vert humide patagon chilien à l'aridité ocre de la Patagonie argentine.
Les cyclistes voyagent à la même vitesse qu'un bateau, nous comprenons donc comment ils savourent le paysage autrement que nous, confinés dans une boite en métal qui va trop vite. Ils sont aussi, sans aucun doute, plus au contact de l'espace, des sons, des lumières et souffrent moins que nous de l'enfermement lié au ruban de goudron, de béton ou de gravillon qui limite nos possibilités de mouvement. En bateau, nous sommes rarement coincés ainsi pendant plusieurs jours consécutifs. Le sillage qu'on trace en voilier ne répond qu'à nos choix en fonction des conditions naturelles, vents, courants. La nature que traverse cette carretera est si belle qu'un couple de notre connaissance en est tombé amoureux. Leur dernier voyage de Puerto Natales à Puerto Montt leur a pris trois mois ! Ce sont des marins qui, dans les canaux, préfèrent se chercher leurs propres abris plutôt que s'appuyer sur les suggestions du guide nautique. Ils voyagent à terre avec le même esprit épicurien et indocile. Avec leur combi 4x4, ils pouvaient sortir de la route, emprunter les chemins de plus en plus précaires et finir de grimper une hauteur au-delà de tout sentier, au risque de se retrouver parfois une roue dans le vide. D'accord, répondait Juerg à son épouse un peu étonnée de tant d'audace, mais tu verras la vue demain matin au petit déjeuner. Et ils y restaient une semaine !
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Toutes les villes à flanc de cordillère des Andes situées en face de Chiloé et plus au sud. Car passé Puerto Montt, la vallée qui joint les deux rives du pays-ile s'enfonce dans l'eau pour former le golfe D'Ancud, le golfe de Corcovado et le large canal Moraleda.
- L'ampleur des travaux ne suffit peut-être pas à expliquer l'état d'inachèvement actuel de la Ruta7. Comme dit le cousin Léon, qui a tenu le volant la plupart du temps : « En Suisse, il y a longtemps que ça serait terminé, parce qu’on ne mettrait pas en service une route dans un état pareil ! ». Est-il permis d’imaginer que les gouvernements postérieurs aux militaires ont eu des doutes ? Les militaires avaient de multiples intérêts dans cette affaire, comme de capter un gros budget tout en se donnant le beau rôle et en même temps en améliorant leur capacité de transport de troupes vers le sud. Les gouvernements civils qui ont suivis, moins nerveux sur la question du transport de troupes ont peut-être, par périodes, douté de l’utilité sociale ou de la pertinence politique d’une telle dépense. Est-il possible d’imaginer, sinon (ou bien en outre) qu’une partie des financements s’est perdue dans les méandres d’administrations complexes ou a été détournée par des hommes politiques habiles ? Après tout, un chantier si éloigné de la capitale n’est pas aisé à contrôler.
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Nous en avons acheté au marché de Castro, les marchands nous ayant affirmé que ça se mangeait. Comment ça se mange ? Un vendeur disait cru, l'autre disait cuit. On a tenté les deux, sans arriver à quoi que ce soit de comestible. Pourtant, les chiliens en semblent friands.