Elle était désireuse de naviguer à la voile, pour la première fois de sa vie et s'en remettait totalement à nous pour le choix du jour et du trajet. Nous désirions naviguer vers le nord pour utiliser la marée ? Cela lui convenait ! Nous rêvions d'apprendre à trouver et récolter le Luche ? Elle nous montrerait ! Nous souhaitions refaire nos réserves d'eau à une cascade ? Elle approuvait l'idée en plaisantant finement avec Ariel sur la potabilité « officielle » de l'eau du village (1). Cette première promenade avec notre amie Kawésqar s'est avérée douce, harmonieuse, pleine de sens. Nous nous attendions bien à ce que la navigation avec le vent lui plaise et nous éprouvions une espèce de petite fierté à être ceux qui lui offraient cette expérience, alors que plusieurs dizaine de voiliers passent chaque année, indifférents pour la plupart à l'existence ici même des derniers descendants d'un peuple de nomades en canoés. Mais nous n'avions pas anticipé tout ce que nous retirerions, nous, des heures passées auprès d'elle. Il faut dire que le cosmos y a mis du sien en nous offrant une de ces splendides journées qui justifiaient à elles seules notre soumission à plusieurs semaines de pluie. C'est d'ailleurs sous ce ciel matinal magnifique, alors que la lune était encore visible à l'ouest, que Maria-Isabel nous a murmuré le récit qui place l'origine de l'humanité dans un conflit de jalousie entre deux astres sœurs. Nous n'avions rien demandé, mais elle avait compris, je crois, que nous serions à l'écoute. Pendant cette belle journée et nos rencontres suivantes, elle n'a cessé d'émailler nos échanges de petites références à « nous autres kawésqar » à chaque fois que c'était pertinent. Entre la récolte de plantes et algues comestibles, les récits et anecdotes sur les esprits mystiques et l'évocation du rapport aux animaux et au territoire, c'est comme si nous avions été invités à un aperçu du monde kawésqar, sans préméditation, sans même peut-être d'intention.
Sans le savoir, sans le vouloir, elle interroge le rapport aux ressources naturelles de nos sociétés accumulatrices. Même si elle-même n'a pas beaucoup connu la vie nomade où la capacité de portage du canoé restreignait la possibilité de stocker et posséder, ce qu'elle nous montre, c'est un prélèvement léger, juste ce qu'il faut pour ses besoins. Un demi-seau de Luche (2), quelques brins d'Apio, une petite botte de buisson à thé et les indications dont nous avons besoin pour récolter, conserver, utiliser ces plantes. Cadeaux de promenade recueillis en faisant quelques pas aux alentours de la cascade où nous venions de refaire notre stock d'eau. Il faut garder en tête que Gabriela, sa mère, est née loin dans les iles extérieures et a vécu la vie des campements successifs dans lesquels la famille--tribu cherchait à chaque fois ce dont elle avait besoin, puisque le canoé ne pouvait transporter de stock.
La fille se distingue nettement de la mère. En une génération est advenue la transition du nomadisme à la sédentarité. Alors que la mère a reçu toute son éducation au sein du groupe kawésqar traditionnel et regarde aujourd'hui le spectacle dans son téléviseur avec une curiosité amusée, la fille a une espèce de double identité du fait de son éducation en partie citadine, puisqu'elle a fait des études à la ville et est aujourd'hui professionnelle de la petite enfance. Elle entremêle les deux univers, les deux cultures, consciente du passage d'une logique à l'autre, toujours en lien avec ce qui se passe au présent. Lors d'un débat à propos de son travail, elle se référera à la loi chilienne qui instaure les obligations des travailleurs sociaux. Lors d'un échange avec Ariel à propos des croyances, elle mentionnera les esprits kawésqar, du moins ceux dont on peut parler, car le principal ne doit pas être nommé. Ainsi entendrons-nous les circonstances dans lesquelles Jeksolo fait sentir sa présence, par un frisson qui vous prend l'échine, par un accès de trouille que rien d'objectif ne justifie. C'est la même personne qui, face à nous, évoque les esprits comme un fait ordinaire et qui, plus tard, lorsque nous lui ferons écouter la musique du bord, s'enthousiasmera pour Trifulka (3) en montrant par ses commentaires une connaissance des musiques latino-américaine à laquelle j'avoue que je ne m'attendais pas, car il n'y a pas de musique dans la vie traditionnelle kawésqar, à part quelques berceuses maternelles. Mais Maria-Isabel a même pratiqué, pendant ces années en ville, la danse au petit mouchoir, pure tradition chilienne. En revenant vivre à Puerto Eden, elle a repris les gestes de vannerie transmise par sa mère et a toujours un petit panier en cours de fabrication sur son canapé et quelques bottes de jonc au séchage près du poêle.
Elle danse entre le dedans et le dehors, elle invente une façon intelligente d'être chilienne d'origine indigène, mais sa loyauté première se situe bien là où sont ses racines. Chaque fois que les droits des kawésqar sont déniés, voire bafoués, elle montre une grande détermination à nommer les choses clairement. Nous partageons son courroux en apprenant comme elle que Gabriela et Raul, en débarquant du ferry, ont eu à subir des contrôles tatillons et humiliants de produits de la pêche, contrôles dont ils sont en principe dispensés au nom du droit des indigènes à vivre des ressources de leur territoire (4). Nous accorderons un grand crédit à ses motivations lorsqu'elle nous expliquera pourquoi elle s'oppose au denier projet de rafistolage de la station hydroélectrique présenté par la municipalité. Alors que l'un ou l'autre villageois la soupçonne de vénalité, elle affirme simplement qu'une mauvaise solution n'est pas une solution et n'aura pas notre accord.
Elle a visiblement examiné ou fait examiner les aspects techniques du projet avant de rendre son avis, ce que les détracteurs que nous avons entendus n'avaient visiblement pas fait, se contentant de déplorer les effets concrets d'un droit de consultation dont ils ne perçoivent pas la légitimité fondamentale, historique. Nous la soutiendrons inconditionnellement lorsqu'elle évoquera dans l'intimité le comportement indélicat de quelques habitants du village et nous formulons les vœux encore aujourd'hui pour que son intégrité soit reconnue.
Elle ne tient pour autant jamais un discours de reproche général envers le chili. Mon homme et moi, qui sommes culturellement imprégnés du temps long, ne pouvons éviter de voir l'histoire qui se déroule. Nous songeons à la responsabilité historique de la nation chilienne, qui s'est bâtie sur le pillage et le massacre des différents peuples indigènes de cette partie du monde. Nous nous attristons à la perspective de l'extinction prochaine de ce peuple-là, après celui les Selknam de la terre de feu disparus depuis longtemps, et en parallèle à l'extinction des Yagan, dont les derniers membres vivent encore dans l'extrême Sud du continent. Mais elle, non. Elle reste ancrée dans le présent, tout comme sa mère qui par exemple ne se soucie aucunement de la perpétuation de la langue au-delà de sa propre génération. Elle ne demande pas à l'histoire présente de réparer les fautes de l'histoire passée, ni ne semble particulièrement préoccupée des questions de transmission, même si, comme nous l'avons vu dans nos échanges, elle entre volontiers sur ce terrain, par petites touches au fil de l'eau (5). En écrivant ces lignes, les larmes d'émotion me remontent aux paupières, tant sont précieux les souvenirs des longues heures que nous avons partagées avec celle qui sera un jour, peut-être, au sens de la définition que ce peuple se donne lui-même (6), la dernière femme kawésqar de la planète.
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L'eau du village passe par une citerne pour recevoir un traitement au chlore. L'eau de la cascade descend du glacier, directement, sans stockage intermédiaire et sans traitement.
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Le Luche est une algue comestible que nous sommes fiers de pouvoir maintenant nous procurer nous-mêmes au lieu de l'acheter sur les marchés, l'Apio Sylvestre est un intermédiaire entre le persil et le coriandre frais, dont nous deviendrons des consommateurs réguliers tant que nous pourrons en récolter dans les caletas, plus parcimonieusement lorsqu'il ne restera plus que le petit pied désormais cultivé sur la plage arrière de Skol.
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Ce dont Rolando se déclarera très ému quand Ariel lui en parlera au téléphone. « Organise nous un concert à Puerto Eden ! » répond-il.
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Une plainte sera déposée auprès des Nations Unies pour dénoncer ce manquement d'une institution chilienne gouvernementale aux droits internationaux des peuples indigènes et à sa propre législation nationale.
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Ce type de relation que nous avons eu avec elle, le trouve-t'elle avec d'autres personnes ? Et ses frères et sœurs, qui vivent à la ville, comment vivent-ils leur identité ?
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Même si les droits juridiques se transmettrons au-delà, par le sang, à quelques générations encore, la définition kawésqar est plus restrictive. Né(e) dans les canaux et vivant dans les canaux.
J'aime beaucoup cette phrase :
"Elle reste ancrée dans le présent, tout comme sa mère qui par exemple ne se soucie aucunement de la perpétuation de la langue au-delà de sa propre génération. Elle ne demande pas à l'histoire présente de réparer les fautes de l'histoire passée, ni ne semble particulièrement préoccupée des questions de transmission"
Et si tout était beaucoup plus simple et pacifique sur Terre en adoptant ce point de vue ?
Merci pour ce billet très enrichissant, et rafraichissant, il fait chaud en Dauphiné !
Rédigé par : jannick | 19 juin 2017 à 14:07
@ Jannick: Le point de vue détaché de Gabriela n’est sans doute pas partagé par tout le peuple kawésqar. Et sincèrement, nous ne savons s’il est une bonne chose ou pas à l’échelle de l’histoire car il pourrait paraître valider une forme d'oubli potentiellement dangereuse.
Rédigé par : Isabelle | 28 juin 2017 à 03:27