Michèle Bachelet ayant accompli ses deux mandats, sa succession est ouverte. Le frère d'un ex-ministre de Pinochet aimerait bien revenir encore une fois à la tête du pays, qu'il a déjà dirigé de 2010 à 2014. A suivre sa campagne, à regarder ses spots télévisuels, on comprend qu'il se croit déjà victorieux, sans doute à cause des erreurs du second mandat de Bachelet, plus tout à fait à gauche et pas tout à fait maitresse de ses réflexes maternels face aux malversations de son fils. Nous avons parfois le cœur serré à cette idée. Cette idée d'un pays qui ne connait toujours pas sa propre histoire et continue à se laisser raconter des fables par son élite économique. N'avons-nous pas entendu un jeune homme, pourtant bien éduqué, nous expliquer que le Chili vivait une alternance régulière de régimes capitalistes et communistes ! Aucun historien ni politiste sérieux ne trouvera trace de communisme dans l'histoire récente du Chili, sauf peut-être fugacement sous Allende et encore, même en 1972, les militants communistes manifestaient bruyamment dans les rues pour que la politique s'infléchisse encore plus à gauche que ce que leur président parvenait à faire. Le seul bref épisode « communiste » de ce pays s'est achevé dans le sang très rapidement. Par la suite, personne n'a osé y revenir, même après le départ de Pinochet. D'ailleurs les verrous constitutionnels imposés par les élites alliées aux militaires avant de « rendre » le pays à la démocratie ne sont pas encore tous levés. Entre la stratégie du choc (1) déployée par l'ultra-libéralisme, l'apathie d'un peuple dépolitisé par dix-huit années d'étouffoir de la pensée et les obstacles institutionnels qui perdurent, c'est à peine si une vague social-démocratie impuissante à vraiment bousculer l'ordre établi parvient à prendre parfois les rênes des mains de la droite, alors qu'on me dise comment le communisme aurait pu venir au pouvoir !
Nous avons suivi la campagne électorale, d'une oreille curieuse. Il n'est pas facile de comprendre le paysage politique d'un pays dans lequel on ne séjourne que comme passants peu affectés par les orientations et changements de politiques. Quand on n'a ni problème d'emploi, ni problème de santé, qu'on n'est ni allocataire ni contribuable et qu'on n'a pas d'enfant à éduquer, comment se rendre compte de la réalité des choix de gouvernement ? En revanche, l'écoute distanciée des messages de campagne est édifiante. Qui a un projet pour l'ensemble du pays, qui propose des mesures par segment de population, qui parle de l'avenir, qui s'appuie sur le passé ? Un peu comme pendant la campagne présidentielle française, quand la distance physique et la coupure avec le battage médiatique se combinaient à notre attitude d'abstentionnistes délibérés pour nous empêcher de prendre trop à cœur les mensonges et les illusions, pour mieux les décoder. (2) Ayant suivi la campagne chilienne et nous trouvant par hasard à Puerto Eden le jour du premier tour, l'envie nous a pris de voir comment se passent les choses ailleurs qu'en France et nous avons "habilement manœuvré" pour nous faire introniser comme observateurs étrangers du vote et du dépouillement!
Le matériel de vote, consistant en trois liasses de bulletins numérotés (3) et un jeu complet d'enveloppes, a été livré à Puerto Eden - 80 inscrits - par un patrouilleur de l'Armada qui occupera pendant trois jours une place incongrue dans la rade. Amarré en T par son milieu au bout du quai de bois, il déborde tant et plus de chaque côté qu'il nous prive du précieux soleil du matin et qu'on se demande comment il va tenir aux vents de tempête. Une poignée de militaires de l'équipage stationnera à l'entrée de l'école convertie en bureau de vote pendant toute la durée des opérations, comme pour veiller au bon déroulement de la journée. On ne sait jamais, il pourrait y avoir une bousculade autour des urnes. Un tel déploiement de moyens pour le transport de quelques kilos de papier et plastique nous impressionne : est-ce que ça se passe aussi comme ça dans nos territoires français isolés ?
Pendant le dépouillement des voix des quarante votants du premier tour, le candidat Piñera domine, mais pas franchement. Ariel, s'étonne de l'existence même d'un vote progressiste dans ce petit village étrange qu'il avait imaginé plutôt conservateur. Au point de se demander si la venue récente d'un sous ministre quelconque apportant « enfin » la subvention longtemps promise pour la réhabilitation des maisons du village aurait influé sur les votes. De mon côté, je me surprends à espérer un bon score pour la « Béa » (Beatrice Sanchez), dont le message et l'attitude m'ont plu. Après tout, me dis-je, dans ce pays, on sait porter une femme au pouvoir. Alors pourquoi pas deux fois de suite ? Je passe donc les heures suivantes à l'auberge, devant l'écran qui égrène les résultats partiels les uns après les autres, jusqu'à perdre espoir. Ma favorite n'arrive que troisième à l'échelle du pays. Je ne réaliserai que le lendemain, à travers un échange avec notre ami Lautaro, resté à Chiloé, qu'elle a réalisé un petit exploit, tout de même. Son parti, le Frente Amplio, qui n'existait pas lors des précédentes élections a raflé 20 places de député sur les 80 du parlement ! De quoi faire bouger les lignes et peser sur le second tour (4).
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L'expression « stratégie du choc » a été définie par Naomi Klein dans un livre qui porte ce titre. Les méthodes déployées dans le Chili des années 70 et 80, utilisé comme laboratoire d'expérimentation sociale sans protestation possible des cobayes sont minutieusement décrites.
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Ici, au moins, nous nous retrouvons dans une logique droite/gauche familière, point de Péronisme, cet espèce de populisme multifacettes incompréhensible qui occupe une partie de la scène politique en Argentine.
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Système anti-fraude : les bulletins comportent la liste de tous les candidats. L'électeur se retire dans l'isoloir pour cocher le candidat de son choix d'un coup de stylo, plier son bulletin et le sceller. Le numéro unique du bulletin, qui dépasse après pliage, est détaché avant introduction dans l'urne et conservé à des fins de recomptage.
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Second tour qui aura lieu quelques jours après notre arrivé à l'escale suivante Puerto Natales (d'où nous publions cette note). Les Chiliens éliront finalement Piñera, à notre grande surprise et profonde déception.