Nous voici de nouveau à Puerto Eden ! Avant d'évoquer nos ultimes déambulations dans les labyrinthes au nord et au sud du Golfe des Peines, il reste quelques aspects de notre long séjour à Chiloé que nous avons envie de partager.
===============================================================================================
A l'origine, vivait dans l'ile de Chiloé une des ramifications du peuple Mapuche qu'on appelle Huiliche (1). Au 16ème siècle arrivèrent les conquistadores prenant possession des terres et de leurs ressources au nom de la couronne espagnole. Au fil du 17ème la règle fut, dans l'ile autant que sur le continent, l'esclavage pur et simple des indiens. Ceux qui avaient survécu aux massacres initiaux puis aux maladies, servaient de main d'œuvre gratuite, notamment dans les mines et l'exploitation du bois. Au 18ème siècle, l'insularité du territoire fut accentuée du fait de la reconquête partielle des terres situées au nord de Chiloé par les Mapuches, seul peuple originaire assez nombreux et assez organisé pour entretenir une résistance armée contre le colonisateur (2). Cet isolement prononcé et prolongé, nous a-t-on raconté, permit que la cohabitation entre les deux peuples, l'originaire et l'envahisseur, prenne ici une tournure particulière, inconnue dans le reste du pays. A Chiloé, il semble que les alliances interraciales et la lutte conjointe contre la pauvreté aient progressivement métissé la population jusqu'à constituer une identité quasi-ethnique du « chilote » avec un type physique, un mode de vie paisible basé sur l'agriculture de subsistance, un folklore particulier, des légendes propres et des variations spécifiques de la langue mapuche. Lorsque le Chili a voulu se constituer en Etat au 19ème siècle et prendre son indépendance par rapport à l'Espagne, Chiloé n'a pas suivi le mouvement immédiatement. Il s'en est fallu de quelques 8 années de plus avant que l'ile, dont le peuple métissé et pacifique ne se reconnaissait pas dans l'opposition violente à l'Espagne, ne rejoigne, plus ou moins de force, le Chili en création (3).
Depuis cette époque, Chiloé n'a jamais totalement rejoint la société chilienne. Le mode de vie ilien, comme dans beaucoup d'endroits au monde, reste toujours un peu en retrait du « progrès » du continent, bien que cette ile soit grande comme un département français (4) - deux cent kilomètres dans sa longueur, quatre-vingt dans sa largeur, plus les iles mineures de l'archipel - et que la liaison avec le continent soit assurée par de nombreux ferrys quotidiens. On y vit plus lentement, on continue à cultiver la terre par petites parcelles et pour la consommation locale bien plus que pour l'exportation. Deux cent espèces de pommes de terre multicolores et biscornues et le fameux ail géant (Elephant Garlic) poussent dans les jardins ou petits champs pentus et font partie de l'alimentation quotidienne dans l'île, tandis que le surplus, quand il y en a, se vend facilement sur les marchés du continent. Les pâturages, nombreux, restent de petite taille et l'élevage peu dense. On trouve aisément au marché de succulents œufs à coquille verte pondus par une espèce de poule - descendante de la poule mapuche "araucana" - qui ne consent à livrer son œuf que si elle dispose d'espace pour gambader, de gros fromages fermiers qu'il est possible de faire murir à point (5) et de la charcuterie traditionnelle de première qualité, pour laquelle Ariel a inventé le label « chancho feliz » - « cochon heureux » -, après avoir vu des cochons se promener librement sur les chemins dans l'intérieur des terres (6). Les gens pensent encore à se soigner avec les plantes disponibles dans leur environnement et beaucoup de chilotes vont chercher eux-mêmes le bois nécessaire à leur chauffage ou leur cuisinière. A côté de la lucrative et polluante industrie du saumon, la petite production de moules et la petite pêche aux coquillages, crabes et poissons de saison perdure. Dans un pays marqué par le capitalisme, cette résistance passive et persistante d'un petit territoire aux techniques productivistes mérite d'être signalée. Le système d'agriculture paysanne de Chiloé a de fait été classé patrimoine immatériel de l'humanité par l'UNESCO.
Le paysage créé par ce mode d'agriculture, qui plus est dans une région où la terre et l'eau s'entremêlent de tous côtés, est évidemment plaisant. Les parcelles de pâture alternent avec les bouts de forêt, sur un sol aux courbes naturellement douces. Chaque route donne à voir tôt ou tard un bras de mer, un estero et la rive en face ou quelque île. Plus loin, vers l'Est, visible par temps clair, la dentelle blanche de la cordillère des Andes rappelle (aux touristes européens) que nous ne sommes pas au sud de l'Angleterre. En dehors de quelques villes de taille modeste, les maisons sont éparpillées dans la nature, chacune sur son terrain, au bout d'un chemin de terre le long duquel une ligne électrique sera tirée éventuellement aux frais des riverains et où l'eau sera captée du ciel ou d'un ruisseau. Une bonne portion de la population chilota vit sans voiture, se déplaçant avec ses provisions ou ses outils dans l'un des nombreux petits bus vétustes mais fréquents et serviables, qui acceptent de déposer passager et chargement à la croisée du chemin (7). Il y a sans doute d'autres régions du pays où la vie est aussi tranquille, mais Chiloé bénéficie d'un climat dont la rigueur ne s'impose pas autant que celle des montagnes, ni celle des régions les plus septentrionales, dont la maigre agriculture ne subvient pas aux besoins de la population. Et, nulle part ailleurs dans tout le pays, la terre et la mer ne se côtoient de cette manière.
Au 20ème siècle, le mot « chilote » signifiait quelque chose comme « péquenot » (8). Il en va autrement aujourd'hui, car les spécificités de la vie à Chiloé sont maintenant considérées par certains comme des charmes, et les chilotes comme des chanceux jouissant d'une vie enviable. Ceux qui pensent ainsi sont les nouveaux envahisseurs de l'île, venus du nord encore, des grandes cités trépidantes et encombrées de bouchons. Ils ont découvert Chiloé à l'occasion d'un séjour de vacances et se sont épris d'une chilota, d'un coin de terre, de la bonne bouffe ou du rythme tranquille, laissant espérer une possible autre vie, moins consumériste, plus chiche, plus saine, plus au contact de la nature. Une vie dans laquelle le talent et l'esprit d'initiative pourrait s'exprimer sans la pression d'un employeur, une vie où les parents passeraient du temps avec leurs enfants au lieu de le perdre dans les bouchons. C'est cet espoir d'une autre vie que chantait le groupe Trifulka dans une bonne partie de son répertoire et en raison de cette tranquillité trouvée que la plupart des envahisseurs prennent racine et n'envisagent plus de repartir, malgré des conditions de travail souvent plus aléatoires et en supportant stoïquement la pluviométrie. Un certain nombre de ces « santiaguinos » (9) ont acheté un lopin de terre soigneusement sélectionné pour sa vue plongeante vers un canal ou un estero, sur lequel ils sont bâtis une petite maison bien en hauteur, assurant un coup d'œil vers les iles de l'archipel et, comme un privilège dont ils auront le plaisir de faire mention en ville ou auprès des amis restés à la capitale, une vue directe vers le sommet arasé du volcan Michimahuida ou bien la pointe cornue du mont Corcovado, les jours de ciel dégagé (10). La surface vitrée de ces maisons et leur orientation vers l'eau plutôt que vers le soleil traduit bien souvent un choix panoramique au détriment de l'efficacité thermique. Il va sans dire que cette obsession pour la « vue » n'est guère partagée par les vrais chilotes, dont la maison se contente généralement d'un regard sur le vallon, le pâturage et les champs, sans trop de soucis pour l'esthétique intérieure ou extérieure. Mais après tout, le chilote a joui de tous temps de ces vues magnifiques lors de chacun de ses déplacements, les populations qui vivent dans de tels cadres sont-elles conscientes de leur bonheur ?
Au cours du 21ème siècle, en parallèle à cet envahissement pacifique de citadins en quête d'une vie plus douce, Chiloé devra faire face à une nouvelle vague de prédation violente, car resurgissent depuis quelques années les ambitions extractivistes à la faveur de l'évolution du cours des matières premières minérales. Les chilotes et les santiaguinos sauront-ils unir leurs forces en bonne entente pour tenter de préserver le cadre et le mode de vie particulier de leur ile de naissance ou d'adoption ?
-
Huiliche signifie « ceux du sud ». Mais c'était peut-être déjà un mélange, entre Chonos et Mapuches.
-
La lutte Mapuche perdure encore aujourd'hui sous diverses formes.
-
Ainsi, la « fiesta patria », qui dans le reste du pays donne lieu chaque mois de septembre, à presque deux semaines de réjouissances homériques pour célébrer l'indépendance, est saluée un peu moins vigoureusement dans l'archipel.
-
Le département français est une espèce topographique en voie de disparition.
-
Un de nos fromagers a pris l'habitude de mettre de côté pour nous ses oubliés puants.
-
Curieusement, le savoir-faire charcutier se limite aux saucisses fumées et au boudin. On ne trouve ni la bondiola qui faisait notre joie en Uruguay et en Argentine, ni le simple jambon sec, qu'Ariel fabrique désormais lui-même.
-
Les autres, ceux qui ont les moyens, disposent d'un 4x4, quasi indispensables pour gravir les pentes parfois hallucinantes sur lesquelles les chemins sont tracés tout droit dans le relief, à la frontière des parcelles, car il n'y a pas de concertation prévue pour rechercher un passage en pente douce si pour cela il faut traverser une ou plusieurs parcelles.
-
Un petit film très réussi « Mon meilleur ennemi » (Alex Bowen, 2005) évoquant les errements absurdes d'un groupe de soldats chiliens envoyés en Terre de Feu défendre une frontière quasi imaginaire avec l'argentine pendant les dictatures en 1978, met en scène cette discrimination comme une évidence.
-
Je dis « santiaguino » comme on dirait « parisien » en Bretagne pour désigner quiconque viendrait d'une grande ville non-bretonne.
-
Après la construction de la maison, les envahisseurs disposant d'un capital envisageront tôt ou tard la construction de cabañas, gîtes pour touristes, dont l'ile est pourtant déjà largement pourvue. Espoir de revenus faciles dans des lendemains où le tourisme continuera à croitre. Indéfiniment ? Chaque nouvel hébergeur sait qu'il participe à un mouvement général qui conduira ultimement à la saturation, dont les premiers signaux sont déjà apparus, mais qu'ils ne veulent pas voir.