Troisième et dernier séjour à Puerto Eden. Le dernier avant de longues années si même nous revenons un jour (1). Petit à petit l'idée de photographier Gabriela, la doyenne des kawésqar, commence à nous travailler. Notre résolution initiale de nous en abstenir avait tenu merveilleusement pendant les trois semaines du premier séjour, en mai 2016. Une manière d'affirmer notre différence par rapport aux autres visiteurs, touristes, journalistes, cinéastes, anthropologues qui, sans doute, cherchent tous à emporter une photo comme souvenir, comme preuve de leur rencontre, comme document à publier. Nous, nous cherchions juste à rencontrer, faire connaissance, partager quelques bons moments. Il est probable que cette abstinence a été remarquée et appréciée et j'espère que nous n'avons pas trop déçu d'avoir finalement cédé à la tentation. Entretemps, les choses avaient pris forme entre nous, de sorte que la confusion avec « les autres » n'était plus possible. Elle l'a dit elle-même dans les derniers jours, après un éclat de rire de plus, sa main caressant la mienne, « jamais je n'ai rencontré des gens comme vous, jamais je ne vous oublierai ». Nous non plus.
La règle d'abstinence a été respectée par la force des choses lors de notre second séjour, en mars 2017, car la présence de Gabriela a alors été si courte que nous n'avons pas eu le temps de nous poser la question. C'est avec Maria-Isabel que les photos ont été envisagées et prises, mais uniquement pendant notre promenade à la voile. Il semblait naturel de vouloir garder et lui offrir des images d'elle à la barre de Skol. Rien d'autre. Elle était d'accord. Nous n'avons pas été très satisfaits du résultat, qui ne rendait pas hommage à sa personnalité ni à la magie du moment.
Malgré cet avertissement, le démon du souvenir à capturer nous a repris huit mois plus tard, discrètement, au fil des jours. L'envie bien illusoire, nous allions le découvrir, de saisir la magnificence de son visage aux traits caractéristiques, le reflet de son regard amusé aux blagues d'Ariel, ou son geste ancestral de tressage des petits paniers. Ou bien la tête dans les nuages de Raùl un jour de mauvais temps (2), lorsque l'inaction s'impose sans gêner le moins du monde. Raùl que nous avons enfin vu sortir de son silence (3) pour communiquer avec nous. Avec Ariel, surtout, des échanges d'hommes bien sûr. Il faut dire que le petit cadeau que nous avions prévu spécialement pour lui l'a surpris et touché. Et le fait qu'Ariel ne renonce pas facilement à entrer en contact, même quand c'est difficile. « Tu ne me comprends pas », disait parfois Raùl avec un sourire, face aux errances de la discussion, lorsque mon homme ne parvenait pas à surfer avec assez d'à-propos sur une compréhension imparfaite de son élocution. Peu importait. Quelque chose passait, une complicité, une blague, un souvenir. « Je suis un homme des canaux, moi » répondait Raùl à l'évocation par Ariel des joies de notre exploration du Fallokstay. J'aurais bien aimé avoir un appareil photo magique pour saisir ces bribes de lien, ténues, fugaces entre deux hommes qui se savaient si différents.
Non seulement notre désir de portrait était illusoire, mais en plus il n'était pas si puissant que ça, juste une vague idée qui flotte dans l'air. Alors, on demande la permission de prendre des photos ou pas ? Si bien que la plupart du temps, l'appareil photo est oublié au bateau. Quand il est là, c'est le moment qui n'est pas propice. On ne peut pas faire ce genre de demande au plein cœur d'une émotion partagée. Il aurait été possible d'y songer pendant les leçons de vannerie que je suis allée prendre auprès des deux femmes, l'une après l'autre, chacune m'accompagnant sur une étape technique. Mais Ariel ne m'avait pas accompagné ce jour-là. Les jours passaient et nous n'avions toujours pas pris la moindre image. Tant pis ? Une photo de groupe un jour de repas en commun serait un peu trop banale, non ? Et le jour du repas en question (4), les récits de Maria-Isabel sur sa jeunesse activiste à Santiago pendant les dernières années de la dictature nous font tout oublier, bien sûr. Alors quoi ?
Je me suis jetée à l'eau le jour du ferry, jour où ils vendent leur artisanat au débarcadère. Bien sûr qu'ils m'ont donné chacun la permission de prendre ma photo, mais émue par l'enjeu, troublée, je n'ai pas pris le temps de choisir mon angle, en fonction de la lumière, pour restituer la dignité absolue de leur attitude. Photo médiocre. J'aurai dû en outre photographier la scène d'en face, les Edeninos non-indigènes qui, ayant copié leur vannerie, la vendent également, en laissant entendre à des touristes ignorants qu'elle est « indigène ». Présentoirs mal fichus et croulant d'objets tressés à l'envers (5), transpirant l'envie de vendre « plus », au détriment bien sûr des indigènes. En deux photos champ-contre-champ j'aurai ainsi montré un fait social cruel, un pillage de plus, un dommage de plus fait à un peuple indigène par le comportement irresponsable, irréfléchi, de quelques « blancs » qu'aucune tradition familiale ni aucun programme d'éducation digne de ce nom ne prépare à respecter vraiment les « originaires ». « Ils ont leur culture, qu'ils nous laissent la nôtre, c'est tout ce qu'il nous reste » protestait Gabriela avec véhémence dans l'intimité, évoquant également ses prises de paroles dans les colloques sur la place des indigènes au Chili. Ils sont les derniers, tout leur a déjà été pris, et ils ne peuvent pas vendre tranquillement leur artisanat millénaire. « A mi, me da la rabia » (moi ça me fait enrager) a dit Maria-Isabel. Elle ne se satisfaisait pas de la manifestation de tristesse d'Ariel. Elle avait raison, bien sûr, la tristesse est un sentiment trop faible. La discussion s'est poursuivie sur les relations qu'entretenaient, il y a trente ou quarante ans, les parents de Gabriela et les parents des actuels Edeninos tresseurs de faux paniers indigènes. « C'étaient de bonnes personnes, leurs parents ? » demandait la fille à sa mère, qui convoquait alors ses souvenirs autant pour elle que pour nous (6). Vous verriez comment l'intrusion d'un objectif photographique à ce moment-là, vous ?
Après mon échec de la scène du ferry, c'est Ariel qui s'est risqué à demander une permission. Nous étions alors au coin du poêle, dans le minuscule baraquement qui servait de logement provisoire à Gabriela et Raùl pendant la réfection, ô combien nécessaire, de leur maison par les ouvriers envoyés par l'état. Le « campement » ainsi reconstitué avait un petit quelque chose des anciens campements nomades, mais Gabriela a bien souligné que la tente de peau d'autrefois était mieux étanche aux courants d'air que cette bicoque fuyarde. Nous étions elle et moi aussi proches que le jour où elle m'avait donné sa leçon improvisée de vannerie, et d'ailleurs ses mains étaient encore affairées à un nouveau panier, tandis que Raùl taillait de minuscules avirons pour les canoés miniatures semblables aux jouets de son enfance et qu'il poserait sur la nappe blanche au prochain débarquement de touristes. C'était un moment de gaieté simple, nous venions apporter un assortiment de fruits et légumes frais en cadeau de voisinage et nous renseigner sur la date toute proche du réaménagement dans la maison rénovée. La situation était enfin propice, je me réjouissais de l'initiative de mon homme, rêvant déjà d'une belle image de chacun d'eux penché sur son ouvrage. Mais le croirez-vous ? Cette femme est protégée par les petits génies de la photo : ces images sont floues! La lumière était insuffisante et le cadreur trop fébrile, sans doute.
Nous avions ainsi brûlé chacun une « permission d'image » et aucune envie, ni l'un ni l'autre, d'y revenir. Laissons l'appareil dans son étui désormais, car voici venu le temps des au-revoirs. Un dernier diner qui se transforme en joyeuse pendaison de crémaillère, avec décrassage des étagères avant remise en place, transport de table chaises et vaisselle sous la pluie pour accueillir les convives et moultes félicitations pour la transformation de l'espace que l'abattage d'une cloison a permis. La finition très approximative de certaines opérations aurait été disgracieuse de toutes façons sur la pellicule. Le petit panier que j'avais achevé seule a été examiné et validé comme travail de débutante, et j'ai reçu maints encouragements à récolter des brassées de joncs pendant nos prochaines navigations et à tresser pendant la traversée de l'océan pour ne pas perdre la main et transmettre à mes petits-enfants, plus tard. Ariel s'est surpassé aux fourneaux, malgré la précarité de la situation, dans une cuisine amputée de la moitié de son équipement, pas encore déballé, et sur un feu à bois. Tout le monde a redemandé de ses spaghettis à la sauce saumon-crabe d'un raffinement extrême. Personne n'aurait été assez rapide pour saisir d'un clic la lueur de gourmandise reconnaissante dont Raùl a honoré la proposition d'une seconde assiette.
Au moment des adieux, avant de nous retirer, nous nous sommes spontanément agenouillés chacun à son tour auprès de chacune des deux femmes pour leur prendre la main et échanger quelques murmures intimes. Déclarations d'amour, privilège d'avoir vécu tous ces moments, gratitude pour les sagesses transmises et les cadeaux immatériels inestimables, vœux de bonne santé et de bonheurs pour l'avenir. Qui aurait pu faire une photo décente de ces instants-là, on avait tous une larme à l'œil ? (7)
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Ariel prend des notes sur les détours qu'il aimerait faire « la prochaine fois ». Moi, je me contente de me gaver de ces splendeurs, sans projet de revenir.
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Il y en a eu tant qu'on n'a pas réussi à dégager une occasion de sortir à la voile avec elle.
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Les deux femmes que nous connaissons sont loquaces, les trois hommes beaucoup moins.
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Dernier bocal de marlin atlantique, associé à un bocal de thon élégant du pacifique, le tout accompagné de petites patates de chiloé.
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Le sens de tressage se voit sur l'objet fini, ce qui permet presque, pour un œil averti, de distinguer un vrai d'un faux. Maria-Isabel a beaucoup insisté sur ce point dans son enseignement, pour s'assurer que moi, je tresserai dans le bon sens. L'erreur de sens vient de l'un des non-indigènes qui, après avoir appris d'une kawésqar ne s'est pas rendu compte de son inversion, a longuement pratiqué ainsi, puis a transmis à d'autres, avec cette erreur. Il y a d'autres différences entre les originaux et les copies. La régularité du tressage, la qualité du jonc, les nuances de couleur, mais toutes ces différences subtiles ne peuvent être saisies par le touriste qui débarque du ferry pour deux heures de visite du village.
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Cette question m'a semblé signifier qu'elles n'avaient pas beaucoup parlé de cela auparavant, si ancrées sont-elles dans le présent qu'il faut la visite d'étrangers curieux pour que ces souvenirs soient évoqués.
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Les seules personnes qui avaient l'œil sec dans ces embrassades étaient Cecilia, l'amie de Maria-Isabel et sa fille Marion, venues partager notre dîner d'adieu. Le regard qu'elles ont posé sur notre manière de traiter les indigènes, le respect profond qui n'empêche pas l'humour, la déférence de nos adieux, m'a paru quelque peu étonné. Comme si elles découvraient à travers nous le « trésor humain vivant » qu'elles ont en permanence à leur portée.
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