Partis de Puerto Natales sans la moindre fenêtre météo, tout juste avec une série de lucarnes de quelques heures tous les deux ou trois jours, nous pouvions au mieux espérer, moyennant bataille contre le vent, gagner lentement dans l'ouest à travers les chicanes qui lézardent la Cordillère des Andes pour rejoindre les canaux principaux, orientés nord - sud, qui nous mèneront vers Magellan et la Terre de Feu. Pas de temps véritablement maniable à l'horizon des dix jours que prétendent donner les pronostiqueurs. Quelle différence d'espérance, par rapport à notre départ du même port en 2016 ! Nous avions alors une baie vitrée XXL de beau temps au pronostic, du calme plat et des petits airs, qui allaient d'ailleurs se maintenir bien au-delà des dix premiers jours, en fait plus d'un mois. Le jour du départ de 2016, nous ignorions l'étendue de notre bonne fortune, comme nous ignorions, le jour du départ cette année, que le mauvais temps allait se maintenir au-dessus de nos têtes (1) pendant six bonnes semaines sans lâcher prise plus d'une demi-journée par-ci, par-là. Il y a des années comme ça, où on se retrouve au mauvais endroit au mauvais moment avec persistance (2).
Dans l'ignorance de l'étendue de notre malchance, nous faisons le dos rond avec tranquillité. Nous avons le temps, cette denrée précieuse qui permet d'apprécier les longues journées d'attente. Nous avons du carburant, ce qui nous permet de finir parfois nos étapes aux forceps, ou de tenter notre chance au petit jour quitte à rebrousser chemin si la levée du vent thermique referme la porte trop tôt. En soutien au moral des troupes, nous avons les statistiques avec nous. A la fin de l'été (austral), le temps s'améliorera, c'est un paradoxe bien connu de cette région. Une fois atteints les canaux principaux, les vents seront favorables à notre intention de route. Nous allons donc forcément vers du mieux, n'est-ce pas ?
Alors, bon an, mal an, nous progressons par petits sauts, chaque fois que l'air est un peu moins mauvais. Dès le premier jour, nous sommes de nouveau « en voyage » et nous savourons. Rapidement les routines de la vie confinée à bord reprennent leurs droits. Lecture, cuisine, contemplation du paysage et de la vie animale. Les étapes minuscules du début nous permettent de vérifier que tout est en place et de voir comment se comporte Skol avec une annexe gonflée sur la plage avant. Au bout de sept jours nous retrouvons, avec joie et comme un sentiment de chez-soi, le territoire kawésqar (3) et les amarrages de Skol dans les arbres. Nous choisissons de nouveau nos coins avec gourmandise, en spéculant sur les ressources végétales de la rive - car la pluie n'empêche pas la cueillette - ou en donnant la faveur à une belle vue, qu'on savourera entre les grains ou les jours de vent violent accompagné de ciel dégagé. Le casier à crustacés reprend du service, mais l'annexe qu'Ariel emprunte pour porter l'engin hors de la zone de kelp, reste amarrée au voilier par une longue drisse, afin de garantir le retour au bercail, tant les rafales sont brusques la plupart du temps ou se réveillent traitreusement après une apparence d'accalmie. Au bout de deux semaines, mes premières récoltes de jonc atteignent un stade de maturité permettant de reprendre mes activités de vannerie traditionnelle. On ne s'ennuie pas une seule minute.
Le régime des étroites lucarnes météo perdure, enveloppé de vents contraires et violents, pluies diluviennes, neige et grêle. Le « mieux » se fait attendre. Ariel, dont le papa avait pour habitude de ponctuer chaque circonstance un peu spéciale d'une chansonnette appropriée, crée une petite rengaine sur l'air de Peggy Sue (4) que je fini par chantonner moi aussi, jusque dans mes rêves et qui, je pense, nous accompagnera pour le reste du voyage, si ce n'est le reste de notre vie.
Mauvais temps, mauvais temps,
Affale tout pour le moment,
Momooooooo, c'est le môvé temps
Le vers du milieu varie selon les jours et les circonstances.
T'avais pourtant promis du portant
Ce grain-là tu l'prend dans les dents
Encore un nuage bien méchant
La rime avec « temps » permet toutes sortes d'associations et le talent de mon chanteur préféré pour improviser est inépuisable.
Le mieux se fait désirer. Heureusement que nous avons connu d’autres météos dans cette région sinon nous en garderions un souvenir épouvantable. Les voyageurs qui ne passent qu’une saison dans les canaux peuvent ainsi tirer des conclusions hâtives, comme ce jeune breton, qui venait d’accomplir le trajet Ushuaia-Puerto Natales en un petit mois sans gros coup de chaud et qui se proposait de faire le chemin inverse en moins de trois semaines, convaincu qu’il était d’avoir compris comment les canaux fonctionnent, alors qu’il avait simplement, à notre avis, bénéficié d’une belle tranche de chance. Mais la chance ne dure pas éternellement. Quel temps a-t’il eu, lui qui est parti de Natales deux semaines avant nous ? A-t ‘il réussi son pari de rejoindre Ushuaia à temps pour l’avion de son équipage ? Il y a trois ans, un couple de navigateurs tasmaniens que nous avons croisés à Mar Del Plata, en argentine, alors qu’ils émergeaient de leur propre traversée de la Patagonie et que nous-même étions encore au stade de la préparation s’était montré surpris de notre intention d’y passer plusieurs saisons, tant ils avaient souffert de la pluie et du vent continus, malgré leur endurcissement d'origine! Finalement, seuls les amis suisses cumulant six années de séjour dans la région nous ont révélé la vérité : il n’y a pas de bonne ou mauvaise saison en Patagonie. Où plutôt : toutes les saisons sont bonnes si tu n’es pas pressé.
Petit à petit nous nous résignons à la fugacité des éclaircies. Nous nous accoutumons à la navigation sous la menace d’un baromètre en chute libre, aux arrivées in extremis au prochain abri. Et le doute s’installe à propos du Cap Horn. Car c’est une chose de naviguer quelques heures dans les canaux, certes plus sujets que le large aux rafales soudaines provoquées par les montagnes et glaciers, mais c’en serait une autre de s’engager dans l’océan agité d’une mer énorme pour plusieurs jours de navigation tempétueuse dans le passage de Drake. Nous n’y sommes pas encore.
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Le gros anticyclone du Pacifique Est a stationné pendant toute cette période très au sud de sa position habituelle, ce qui réduisait l'espace disponible pour le passage des dépressions du grand sud, qui se retrouvaient donc très comprimées ou parfois rassemblées par paquets de deux ou trois ce qui en augmentait la violence. Voilà un semblant d'explication à ce que nous avons vécu. Peut-être avions-nous aussi pêché par excès d'optimisme à l'idée de prendre « en été » les canaux « dans le bon sens » ? Cela dit, le nombre de jours navigables cette année est nettement inférieur à celui que nous avons rencontré à l'aller dans l'autre sens.
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Chaque passage difficile doit être âprement négocié avec le cosmos, au nom de la prudence. Pour autant les épreuves ne nous sont pas épargnées. La remontée des vingt milles du Seño Union, bien connu pour son caractère revêche nous coûte six jours d'attente avec deux tentatives infructueuses soldées chacune par un retour à la Caleta Jaime sous les rafales, dont une avec surchauffe moteur. L'accès au détroit de Magellan, passage ouvert sur le pacifique, nous donne quelques sueurs froides au cœur de l'action et bien des regrets dans les jours qui suivent. Plus au Sud, c'est le Canal Barbara et le canal Brecknock, lieux de concentration d'effets de courants et de vents très soudains qui nous contraignent à des manœuvres d'urgence variées. Nous y reviendrons.
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Qui s'étend du Golfe des Peines au Détroit de Magellan (nord-sud) et de l'océan Pacifique à la Cordillère des Andes (ouest-est) .Puerto Natalès se trouve de l'autre coté des Andes, du coté Argentin.
- Écrite en 1957 par Buddy Holly, Jerry Alison et Norman Petty.
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Les Maurice, Mohamed et Moshe qui nous sont chers ont peut-être senti de loin les vibrations de nos chants. Momooooooooooo ..