Ils sont venus en reconnaissance pendant la nuit. Les vents catabatiques, les vendavales, les williwaws. Ils se sont un peu amusés avec Skol, quelques petits coups venant de la droite, d'autres de la gauche, et bingo ! L'ancre a dérapé doucement. Ce n'est qu'au petit matin en voyant à quel point nous étions proches du rivage que nous avons sauté dans nos bottes en profitant d'un temps plus calme pour refaire l'installation complète. Une ancre à l'avant, trois amarres à l'arrière. Quelques heures plus tard, après l'arrivée d'une petite bande de jeunes wilis un peu excités à la perspective de la fête qui s'annonce, un son et un choc : la vibration dans nos corps est sans ambiguïté, l'ancre a encore décroché et cette fois le safran a tapé. On pourrait débarquer à pied, mais on veut paaaaaaas ! Rebelote, sauter de nouveau dans nos bottes et cirés qui sont restés dans le carré, pré-enfilés comme chez les pompiers et cogiter à toute vitesse. La solution re-mouiller n'est plus disponible, les rafales sont trop rapprochées et de plus, je n'y crois plus. Il faut trouver autre chose. Mettre l'annexe à l'eau, embarquer immédiatement avant qu'elle s'envole, se déhaler le long de Skol puis le long d'une amarre parce qu'il n'est pas question de ramer avec ces vents furieux, on se ferait emporter à l'autre bout de la caleta qui, malheureusement, est grande. Débarquer, tirer l'annexe à terre et l'amarrer solidement. Puis libérer une des trois amarres et l'emporter ailleurs, chercher un autre arbre, vite, pour modifier l'angle de traction et que Skol se dégage des cailloux à la prochaine rafale. Je grimpe comme une furie dans les broussailles en pente raide, il me faut un arbre, un solide, tout de suite !
Lorsque je reviens à bord, Ariel est déjà en train de tirer au winch, tour après tour, Skol se dégage. Il danse encore terriblement de droite et de gauche sous le coup des baffes mais au moins le gouvernail ne tape plus. On dirait que les vendavales se sont passé le mot, quiconque vient à la kermesse doit passer au stand de tir. En dévalant de la montagne, en contournant la pointe ou bien en sautant directement par-dessus la péninsule à laquelle nous sommes attachés si fragilement. Ça va mal finir si nous ne stabilisons pas mieux le bateau. Je regarde l'autre rive de la caleta. « Quelle distance, à ton avis ?». Ariel donne un chiffre, il a toujours été meilleur que moi pour estimer les distances. Et avant qu'il finisse son « c'est trop loin », j'ai déjà fait le calcul : on sortira tout ce qu'on a en stock mais on va y arriver. Ça fera un triangle, on bougera moins. Pendant ce temps, quelques adultes catabatiques se sont joints aux enfants pour jouer à « décrochons la queue du singe », comme au manège de mon enfance. Mon second voyage à terre est encore plus musclé que le précédent, bien entendu. Ensuite, c'est comme une opération commando. Il faut faire vite sans prendre de risques. Avancer lentement pour ne pas tomber ni se blesser, franchir les rochers et les torrents, dérouler l'amarre proprement sans se faire embarquer par les embardées du bateau, qui virevolte comme un drapeau dans le vent, nimbé d'embruns arrachés de la surface, cerné du blanchiment de l'eau qui tourne et serpente de tous côtés. Il aurait fallu faire des images. C'est magnifique et terrifiant en même temps. Tout en progressant, je me demande si notre manœuvre va réussir et si elle va servir à quelque chose, tant les éléments sont déchaînés. Enfin je trouve un gros arbre bien situé à l'opposé de notre position. Je l'enlace à deux bras avec affection pour le remercier d'être là, et passer l'amarre autour. Deux tours. Pouce levé, bras levé, mon homme comprend qu'il peut commencer à régler la situation. Le temps que je fasse le chemin inverse, il a résolu les problèmes qui se posaient à bord et remis les choses en ordre dans le cockpit, où les cordages s'emmêlaient après ces différents changements. Nous savons tous deux la valeur d'un bateau toujours bien rangé. Il faut aussi vérifier et renforcer la fixation de tout ce qui est sur le pont et abaisser la bôme pour réduire la prise au vent. Tous ces gestes effectués sous les bourrasques, en tournant la tête quand elles arrivent pour ne pas perdre le souffle, en suspendant le geste pour s'accrocher à un hauban le temps qu'elles passent. Ensuite, seulement, on rentre, on quitte le ciré et les bottes et on respire. Un temps seulement. Parce qu'en réalité, la fiesta n'avait pas encore vraiment commencé.
Quand ils font la fête ici c'est pendant trois jours, et c'est jour et nuit. (1)
Notre dernier pronostic météo a expiré et nous n'en cherchons pas un autre. Ça servirait à quoi ? De toute façon nous sommes contraints à l'attente. Même les cargos sont en difficultés. En tout cas il y en a un qui a une trajectoire bien étrange. Nous comprenons bientôt qu'il est à la cape. A la cape dans le détroit de Magellan ! Il n'ose pas s'engager dans la Boca Occidentale qui est très ouverte et très exposée à la tempête monstrueuse qui fait rage en ce moment. Pendant un jour et une nuit entière, il va capeyer (2).
Ariel s'inquiète. Après encore une nuit sans sommeil, rythmée par les vibrations du gréement et les coups de gite incroyables de Skol qui se retrouve avec les hublots de coque dans l'eau pendant quelques secondes à chaque fois, je reste prostrée pendant des heures. Je ne vis plus, tout mon être est connecté aux amarres à chaque fois qu'elles se tendent. C'est à dire plusieurs fois par minute. Je suis déjà allée voir comment elles travaillent et j'ai bien examiné leur amincissement inquiétant à chaque culmination de la tension. Toute ma tête est envahie des notions de charge maximale, usure, rupture par fatigue, imaginant à chaque instant la casse d'une de nos deux amarres arrière, entrainant instantanément le déchirement de l'autre par surcharge et je visualise notre maison projetée avec violence vers l'autre rive. Nous ne risquons pas notre vie, nous ne risquons pas la perte du bateau non plus mais mes tripes n'entendent pas cette voix de la raison. L'inimaginable pourrait se produire : nous serions en difficulté par notre propre faute. Car il faudrait, en toute rigueur, doubler les amarres arrière. Sinon, qu'on n'aille pas se plaindre qu'elles lâchent ! (3)
Alors je finis par me décider, et j'arrive à convaincre mon homme qu'il faut encore une opération "GIGN". Nous la mettons au point soigneusement et nous la réalisons. Puis je m'autorise quelques minutes de contemplation du spectacle inoubliable avant de revenir à bord encore une fois toute chargée de l'adrénaline de l'action. Et enfin je recommence à vivre. Et Ariel sort même sur le pont pour le plaisir, pour admirer le spectacle et prendre des photos et des films. Sound surrounding. Cinéma augmenté, vous êtes au cœur de l'action ! A chaque fois qu'il redescend de ses tentatives de prise d'images, le cheveu ébouriffé malgré sa calvitie totale et l'œil émerveillé, il compare ces moments à des séquences du film « Le Vent » de Victor Sjöström, dans lesquelles Lillian Gish titube sous la violence des rafales ou dans lesquelles la maison tremble tant que les objets tombent des étagères (4).
Dans une vie comme la nôtre, est-ce qu'on vieillit plus vite ou moins vite que ceux qui restent à la ville ? Un peu comme les cosmonautes qui ralentissent le temps infinitésimalement en tournant autour de la planète, nous ralentissons le temps à chaque fois que nous quittons le monde des hommes, pour prendre un rythme plus doux. Mais pour moi, le bénéfice de cette vie hors du temps s'est peut-être effacé en trois jours. J'ai eu vraiment l'impression de prendre un sérieux coup de vieux dans cette kermesse.
- Le guide des navigateurs nous informait qu'ici il y avait moins de williwaws que dans les autres abris de la zone Magellan Ouest. C'est d'ailleurs sur cette base que nous avions décidé d'y venir nous amarrer avec le pronostic tempétueux que nous avions décrypté. Eh ben, qu'est-ce que ça a dû être dans les autres abris ! Peut-être s'agissait-il d'une tempête atypique, avec les vents violents venant du nord, nord-ouest alors que traditionnellement les coups de vents vraiment méchants sont du sud-ouest. Nous avons eu bien plus de cinquante ou même soixante nœuds dans les rafales pendant les 48h les plus sévères de cet épisode. Imaginez ce qu'il a dû souffler dehors ! Il va sans dire que quand ça s'est calmé, nous avons plié bagage et filé sans demander notre reste, jusqu'à une caleta bien refermée sur elle-même, où nous avons mis l'ancre plus cinq amarres en toile d'araignée pour essuyer de coup de vent suivant. Je pense que nos amarres se sont sérieusement allongées en trois jours mais nous n'avons jamais su si en simple elles auraient tenu ou pas finalement !
- Prendre la cape, Capeyer : Ralentir le bateau, renoncer à poursuivre sa route, faire le dos rond face à la tempête en attendant que les conditions s'améliorent.
- La question de la responsabilité. Ne pas faire supporter à la collectivité (le contribuable chilien ou la communauté des assurés) les frais d'une mauvaise conduite de ma part, si nous nous trouvions en difficulté du fait de notre imprévoyance, d'une mauvaise évaluation de la situation ou d'une grave erreur de manœuvre. Je tiens ça de mon père, qui lui, s'interdisait même le recours à toute forme d'assistance en partant au large sans le moindre dispositif d'appel longue distance au secours.
- MGM, 1928. Excellent film muet qu'Ariel m'a enfin présenté au visionnage il y a quelques jours, alors que je tentais de faire aboutir l'écriture de ce billet.