Je déteste faire ça. « Ça », c'est transgresser notre règle de partage des décisions concernant la sécurité du bateau en imposant mon point de vue brutalement. Je m'en excuse auprès de mon co-skipper, mais mon besoin de sécurité est si fort que je préfère passer outre ses hésitations plutôt que prendre le risque de rater le moment favorable. Alors je refais les calculs avec lui, encore une fois, une dernière, parce que le jour tombe et que bientôt on n'y verra plus rien, parce que la marée descend et que bientôt on ne passera plus. Les vents du nord sont encore forts mais s'épuiseront pendant la nuit, puis les vents du sud vont revenir et demain à l'aube, l'endroit où nous sommes amarrés sera devenu intenable, dangereux pour Skol. Ce que je convoite c'est la meilleure place pour notre cher bateau à des centaines de milles à la ronde. Disons la meilleure place en matière de sécurité, car la vue sera horrible et nous serons exposés aux poussières du chantier. Mais nous avons besoin de sécurité. Nous sommes épuisés, je suis épuisée des situations à risque que nous avons affrontées depuis deux mois. Par ailleurs, nous devons désarmer la pompe à eau du moteur pour diagnostiquer sa fuite et la réparer. Pas question de faire ça dans un endroit d'où il faudrait dégager en urgence à chaque bascule du vent. Les gens du chantier le comprennent bien, ils ont d'ailleurs abondé dans notre sens.
Le vent a soufflé en rafales si fortes pendant la journée qu'il n'était pas envisageable de tenter la manœuvre, l'espace dans lequel nous souhaitons nous introduire est trop étroit nous serions vite poussés sur le quai ou sur la rive enrochée. Mais au moment où le soleil décline, l'effet thermique s'estompe et les rafales semblent s'adoucir. Mon instinct me crie qu'il faut saisir le moment. Nous avons été prendre des sondes le long du quai et nous refaisons une dernière fois les calculs de marée. Combien d'eau restera sous la quille à marée basse à la prochaine lune ? Pas grand-chose, on risque même de se poser sur le fond. Mais le fond est mou, nous l'avons vérifié aussi avec notre plomb de sonde qui remontait souillé de vase. Le risque de toucher un fond doux me semble tellement plus acceptable que les alternatives ! J'insiste. J'ai déjà transgressé avant-hier la règle sacrée en exigeant qu'on vienne au chantier même sans permission, car il était trop tard pour les joindre par téléphone. Ça s'est avéré une bonne idée, ils nous ont même laissés faire la grasse matinée avant de demander ce qu'on faisait là. Mon homme entend dans ma voix le même genre d'urgence et il a la grâce de s'incliner. Mon cœur bat la chamade lorsque nous nous présentons dans l'étroit canal, si étroit qu'il sera impossible de faire demi-tour si jamais quelque chose cloche. Mais ce qui pourrait clocher finalement ne cloche pas. La profondeur reste suffisante jusqu'au bout, les rafales se taisent le temps qu'il faut, l'acrobatie d'Ariel pour grimper sur le quai très haut réussi, nous évitons de justesse le choc entre les haubans et une plateforme qui surplombe « notre » place et que nous n'avions pas vue pendant nos repérages, faute d'avoir levé les yeux. Ouf et youpee !
Commence alors une longue respiration: trois semaines pendant lesquelles nous savourerons chaque jour l'infinie douceur de la vie débarrassée des soucis de sécurité. Les ciels limpides de cette Patagonie Argentine aux visibilités extraordinaires, le décor éclatant de cette région, fait de bandes horizontales aux couleurs franches, bleu turquoise pour l'eau de la Ria, ocres et terre de sienne pour la terre, et l'azur du ciel atténuent partiellement le deuil cruel des paysages de montagne que nous avons quittés. Deuil qui nous tombe dessus brutalement et nous assomme un peu. Le vent souffle souvent bien fort, accéléré par son passage au-dessus de la Pampa chauffée par un soleil qu'aucun nuage n'affaiblit. Il fait régulièrement blanchir d'écume la Ria, mais nous nous en rions avec soulagement ! Profitons de ce qui semble à nos yeux et à nos peaux un bout d'été savoureux (1). Et retournons à la rencontre de cette Argentine que nous avons quittée à la fin du règne Kirsner, à l'aube de l'ère Macri…
- Ouvrons en grand les écoutilles pour que sèche enfin l'intérieur de Skol, les recoins et les coussins, lavons et séchons les vêtements de mer et de froid, et rendons aux rideaux leur blancheur attaquée par le piquage ! Que se remettent à fonctionner, petit à petit, les lampes et appareils attaqués par l'humidité larvée et qui ne daignaient plus rendre un service fiable !
Trop d'émotion, ça use!
Nous vous souhaitons de trouver une ria paisible pour récupérer, vous détendre et remettre Skol en bon état pour poursuivre votre remontée.
Rédigé par : Liliane et André | 03 juin 2018 à 23:34