En France, un club de voile est une association constituée pour aider ses membres à pratiquer la voile. En Amérique Latine, le mot « club » l'emporte bien souvent sur le mot « voile », il est la plupart du temps d'abord un lieu où les membres passent leur temps de loisir. Dans les yacht-club les plus huppés, auxquels on n'accède qu'en payant une cotisation de niveau ségrégatif, on trouve une piscine, des tennis, un restaurant de qualité et accessoirement quelques pontons ou bouées où un nombre réduit de membres entretient à grand frais de jolis voiliers de caractère sachant bien mieux naviguer que leurs propriétaires et qui serviront à départager les membres en sous-classes de niveau de richesse distincts bien plus qu'en catégories navigantes ou non-navigantes. Ce sont parfois les membres non-propriétaires, voire les non-membres inscrits au cours d'initiation à la voile qui naviguent le plus. Les autres bavardent, socialisent entre amis, tapent le carton, racontent des histoires. Tout cela dans un espace protégé des intrusions des classes sociales moins favorisées (1). Ici se racontent en particulier les aventures de Vito Dumas, parrain du yacht club, grand héro argentin de la navigation à voile en solitaire autour du monde, premier cap-hornier de cette catégorie au cours d'un tour des quarantièmes rugissants de haute mémoire. Il est intéressant de noter que ce navigateur autodidacte et audacieux, bien qu'un peu fou-dingue à mes yeux, fut victime d'une mauvaise réputation fabriquée par les yachtmen huppés de Buenos Aires, vexés de sa piètre apparence contrastant avec sa réussite lors de sa première grande navigation de la France à l'Argentine. Ce premier succès lui aurai valu de voler la vedette à quelques honorés membres du Yacht Club Argentino, arrivés eux-mêmes également à Buenos Aires en provenance de France, mais en équipage et quelques jours plus tard, si j'ai bien compris l'histoire.
Alvaro, pourtant cartographe terrestre de métier, était juste en train de tirer des bords à la sortie de la rade, sur un petit habitable un peu vieillot mais toujours vaillant, lorsque nous sommes arrivés du large, au terme de dix jours de navigation musclée. Il était encore en train de naviguer en rade lorsque nous sommes repartis deux mois plus tard, très ému de nous accompagner ainsi vers le nord après nous avoir accueillis en provenance du grand sud. Entretemps, nous l'avons vu sortir à la voile deux à trois fois par semaine, c'est dire s'il est accro. Connu comme le loup blanc dans les yacht-clubs de la côte, ce doit être le type qui navigue le plus souvent à la voile de toute l'Argentine. Contrairement à Vito Dumas, qui ne naviguait pas souvent mais à chaque fois fort loin, Alvaro ne semble pas aimer beaucoup la haute mer et les voiliers de voyages, sur lesquels son goût pour l'optimisation constante de la vitesse trouve peu à s'assouvir, mais des petites virées dès que le soleil et le vent font mine de se mettre d'accord. Le Garuya est le bateau-école du club et il en dispose apparemment comme il veut. Il sort avec des élèves, par tous les temps pour bien enseigner, il sort avec des amis, surtout des amies quand il fait particulièrement beau et quand il n'y a personne de disponible, il sort tout seul et revient avec le sourire élargi et les poumons remplis d'aise. Bien que nous n'ayons jamais accepté ses invitations à nous joindre à lui dans ces virées - Voyons, Alvaro, nous avons navigué tant de milles déjà cette année ! Propose-nous plutôt une pizza au feu de bois ! - nous n'avons cessé de nous réjouir du spectacle de ses manœuvres parfaitement exécutées, jouant avec les sursauts du vent pour vaincre le courant de la rivière, s'amusant à virer de bord au dernier moment devant un obstacle ou un bateau au mouillage, sortant le spinnaker avec une aisance que nous n'atteindrons jamais en ce qui nous concerne, et au final, approchant du ponton ou de sa bouée en douceur, contrôlant son erre par un affalage des voiles soigneusement minuté. Tout à la voile. Le petit hors-bord qui s'accroche d'habitude sur une chaise à l'arrière est relégué à terre. Il n'en veut pas, même pour aller voir les baleines. Meilleur sans moteur pour le plaisir, meilleur sans moteur pour l'enseignement, dit-il. Et quand vraiment le vent est en mode « ni un pedo » (pas un pet), il sort encore sur l'eau, à l'aviron !
A terre aussi, ce jeune ado de 57 ans est encore passionné de voile, tout feu tout flamme. Il raconte les navigations ordinaires ou exceptionnelles de sa vie avec jubilation et un talent de conteur indéniable. Son récit d'un pampero furieux qu'il a affronté ici même avec deux de ses amis à l'âge de 14 ans sonne encore dans sa bouche comme si c'était hier. Le vent du nord, suivi d'un calme soudain, puis d'une nuée d'insectes, tous les détails y sont. Le brusque déchainement des rafales du sud-ouest qui prend le jeune équipage par surprise dans une tourmente extrême et les pousse à la côte mais heureusement, le pampero ne dure généralement que quelques dizaines de minutes, ouf. Comme si c'était hier, sauf qu'il conclut d'un nostalgique commentaire sur le changement climatique qui fait qu'on n'en voit plus, des pamperos comme ça. Alvaro passe aussi beaucoup de temps à pester à l'envie contre les autorités maritimes Argentines qui n'y comprennent rien en voile et modifient les règlements d'équipement de sécurité en dépit du bon sens. Mais il anime surtout chaque jeudi soir une causerie (2) ouverte à tous publics dans laquelle il dispense un savoir impressionnant sur l'utilisation optimale de la ressource vent, les manœuvres et le réglage des voiles, les techniques de barre fine dans les vagues, tout pour la glisse et la vitesse. Nous allions régulièrement l'écouter, pour nous régaler de sa maestria au tableau blanc et partager ce moment rituel du club. Et, même si la navigation de régate n'est pas notre style, nous avons appris une ou deux choses utiles, voyez-vous.
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Le Club Vito Dumas tente de déroger à ce schéma en évitant le tennis, la piscine et la salle de sport, mais dispose tout de même d'un club-house et de quelques piliers de bar navigant peu et parlant beaucoup. Au lieu d'un restaurant, il met à disposition des membres et visiteurs deux cheminés dans lesquelles faire cuire pizza, empanadas ou grillades, dont nous profiterons amplement. Cependant, le prix facturé aux étrangers pour concéder l'usage d'une simple bouée dans la rivière reflète bien l'idée d'un « entre-soi » réservé aux classes sociales aisées, car il ne s'agirait pas que des voyageurs impécunieux prolongent leur séjour trop longtemps et la manière dont l'accès au petit ponton nous a été restreint subitement révèle sans doute le brin d'agacement que certains membres ont ressenti à voir notre baroudeur au look extérieur un peu bohème défigurer la vue devant la terrasse.
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Causerie qu'il a dédiée un soir aux navigateurs français et où nous avons répondu aux questions des curieux sur les performances d'un bateau de voyage, l'arrivée dans un port inconnu, le mal de mer, les quarts de nuit, l'autonomie, le régulateur d'allure et les récits de nos pires tempêtes.
Beau texte😊lu avec plaisir au port de Loctudy après 2 semaine de navigation sur mon brise de mer 31, acheté et retapé à défaut d'avoir trouvé un jurancon en bon état. ... Bon voyage JM
Rédigé par : JM | 09 août 2018 à 21:38
@ JM: Merci pour le compliment, ça fait toujours plaisir de voir nos efforts littéraires appréciés. Et dommage pour le jurançon en bon état introuvable. Je veux bien croire que les propriétaires ne s’en séparent pas facilement. Nous-mêmes avons eu beaucoup de chance, il y a 10 ans, que l'un des plus beaux jurançons soit justement en vente au moment où nous cherchions.
Bonnes nav avec Brise de Mer !
Rédigé par : isabelle | 10 août 2018 à 16:29