Ariel sifflote en marchant sur le pont. J'entends le sifflement mais je ne reconnais pas la mélodie, les bruits du bateau qui marche à bonne vitesse me gênent. Mais c'est agréable tout de même. Signe de bonne humeur. Lorsqu'il rentre dans l'habitacle avec à la main le pavillon de l'argentine qu'il vient d'affaler de la mâture, je reconnais l'air et comprends les paroles en même temps que je les devine. Farewell, Angelina sur un air de Bob Dylan, immortalisé par Joan Baez. Le ciel change de couleur, il est temps de partir dit la chanson que je fredonne à l'unisson. Comme à son habitude, le chanteur du bord improvise des paroles encore plus adaptées à notre situation. Elles évoquent la déception qu'il éprouve vis à vis de ce que nous avons vécu en Argentine, après deux ans de Patagonie Chilienne (1) et sa satisfaction de s'en éloigner maintenant.
Nous faisons cap au nord-est pour une traversée du Rio de La Plata à son embouchure. Plus loin dans cette direction, il y a l'Europe mais ce n'est pas pour tout de suite. Nous allons d'abord faire escale en Uruguay quelques semaines. Un temps pour revoir nos amis de La Paloma, qui nous attendent impatiemment depuis que nous avons annoncé notre sortie des canaux chiliens. Un temps pour nous synchroniser avec la règle brésilienne sur les visas de tourisme et avec les prochaines saisons des cyclones de l'Atlantique équatorial et des tempêtes d'hiver dans l'Atlantique nord (2). Foutus visas à durée limitée. Depuis que nous avons quitté l'espace Schengen en mai 2014 notre temps est sous la contrainte permanente des quatre-vingt-dix jours au bout desquels il faut accomplir une formalité payante de prorogation ou bien sortir du pays. Le visa du Sénégal était très couteux au départ et au renouvellement, L'Uruguay, l'Argentine et le Chili tolèrent qu'on ne sorte du pays que pour quelques minutes, juste pour remettre à zéro le compteur des trois mois, mais la frontière n'est pas toujours proche. Entre le budget (3) consacré à ces hypocrisies et les adaptations pas toujours agréables du planning de voyage, l'idyllique totale liberté que procure la vie en voilier se trouve bien désenchantée.
Au Brésil, le visa ne coûte rien, ne peut pas être prorogé et la sortie du pays doit durer au moins trois mois, ce qui pourrait sembler moins hypocrite mais ne l'est finalement pas, à cause de la taille du pays, qui oblige la plupart des voiliers à commencer ou achever leur séjour brésilien dans l'illégalité. Trois mois ne suffisent généralement pas. Nous n'y échapperons pas, nous non plus, et tenterons de différer notre déclaration d'entrée autant que possible. L'Argentine nous a d'ailleurs procuré involontairement une belle occasion de poursuivre le rodage de nos nerfs à la situation de touriste en infraction, que nous avons déjà expérimentée en Uruguay sans conséquences pénibles et au Chili avec un peu plus de désagréments.
Nous avions pourtant la ferme intention de nous conformer à la règle argentine, mais la règle, elle, n'a pas voulu de nous. D'abord le tarif de prorogation avait triplé le matin même du jour où nous avons pris le « colectivo » pour nous rendre à Mar Del Plata et nous n'avions du coup pas assez de liquide sur nous, la réserve étant restée à bord, à deux heures de route en arrière (4). En outre, le fonctionnaire du ministère nous a avoué son incapacité à nous trouver dans sa machine. Selon saint-ordi, nous n'étions jamais entrés en Argentine, malgré le beau tampon officiel bien net apposé sur nos passeports à Puerto Deseado. Or, selon saint-ordi toujours, la formalité de prorogation ne peut s'exécuter que dans les dix derniers des quatre-vingt-dix jours. Et, selon saint-ordi encore une fois, il n'existe pas de procédure pour saisir une entrée « a posteriori ». Nous allions nous retrouver à la fois obligés de proroger (selon le tampon) et dans l'impossibilité de le faire (à cause des procédures informatiques). Le pauvre fonctionnaire était tout embêté. Alors, quand nous avons lu dans ses yeux hagards les complications à venir, nous nous sommes consultés du regard et avons très vite trouvé un accord silencieux. Pas question de nous exposer de nouveau à des procédures punitives, car notre bonne foi n'ayant pas été entendue au Chili, que faudrait-il attendre de son voisin ? J'ai doucement mais fermement retiré nos passeports des mains du monsieur qui hésitait à nous les rendre et nous avons déclaré à voix haute notre intention de quitter le pays rapidement. Bien sûr c'était un mensonge, nous n'étions pas prêts, les shadocks avaient encore du pain sur la planche. De retour à Necochea où Skol et sa liste de fuites et travaux nous attendaient, nous avons proféré d'autres mensonges, déclarant à la ronde que notre formalité était accomplie et que tout allait bien. Puis quelques semaines plus tard, il a bien fallu mentir encore pour partir sans passer par la case « Prefectura Naval »(5), mais en payant tout de même la note du Yacht-Club. Sans dire au-revoir à tout le monde de peur que quelqu'un nous dénonce maladroitement ou volontairement mais en saluant tout de même proprement les quelques personnages auxquels nous nous étions attachés.
Tout cela est maintenant derrière nous, nous respirons plus librement. Les froides nuits de l'hiver semblent interminables. Le rythme de la navigation hauturière des hautes latitudes nous reprend. Les huit-trois, la cadence prenante des quarts qui s'enchainent, nous laissant trop en manque de sommeil pour faire autre chose que veiller, manœuvrer les voiles, manger, dormir. Autant pour l'idyllique liberté ! Mais c'est moins dur que les deux dernières fois. Même si l'hiver est plus engagé, le froid est un peu moins intense à ces latitudes et les changements de conditions de vent moins brutales. Ça se sent, nous avons bien quitté les quarantièmes rugissants même si les nuages de Magellan sont encore visibles dans le ciel derrière nous, attirant notre regard autant que le sillage tracé par Skol de nuit dans les eaux photo-luminescentes. Nous userons encore amplement du quatrième ris sous les vents forts et pour réguler autant que faire se peut l'horaire d'arrivée à La Paloma. Entre l'aube et le crépuscule, par exemple? Nous nous réjouissons de retrouver bientôt la chouette ambiance Uruguayenne!
- Peut-être mon homme rêvait-il, envers et contre toute probabilité, que la société Argentine sortirait en trois ans de son amertume endémique et de sa passivité politique ...
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Saisons entre lesquelles il reste une fenêtre de quelques mois pour travers leurs zones d'évolution statistique entre le nordeste Brésilien et l'archipel des Açores.
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Un rapide calcul des frais de visa et voyages exclusivement motivés par les visas porte à un euro par jour et par personne le simple droit de séjour au Sénégal à partir du premier jour, au Chili et en argentine au-delà des trois premiers mois.
- Les conditions pratiquées par les banques argentines pour les retraits bancaires sont si abusives (limitation ridicule du retrait quotidien et tarifs exorbitants) que nous avons décidé de ne plus y avoir recours.
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Car pour toute navigation dans les eaux de ces gais pays ex-militarisés et dotés d'un zeste résiduel de compulsion au contrôle, il faut un « zarpe », un document de l'Armée de Mer. L'Armada n'a rien à voir avec les services de Migration, mais nous savons bien que l'agent administratif en uniforme à qui nous présenterons notre requête ne manquera pas de demander à voir nos passeports, pour s'assurer que nous partons en règle.
les meilleurs souvenirs chers amis de Skol, mon amour
Rédigé par : Alvarito | 06 janvier 2024 à 16:09