Elles me touchent beaucoup ces petites méduses. Une fois mise de côté, bien rangé dans la catégorie « utile », l’information sur leur toxicité élevée, je m’abandonne à la contemplation. Je les observe longuement, en fait à chaque fois une différente mais c’est comme si chacune me contait un petit bout d’une histoire qui les concerne toutes, comme si je pouvais en suivre une en particulier, dans son aventure individuelle. On rêvasse beaucoup pendant une longue traversée d’océan. Je me fabrique donc une histoire au singulier. L’histoire de la petite méduse qui voulait traverser l’océan à la voile. Je la vois avancer au près, comme nous, remontant le vent, presque tirant des bords, parfois bousculée par une vague au point de se coucher momentanément, puis elle se redresse, d’un coup, comme si elle avait elle aussi une petite quille avec un contrepoids. Je vous assure que je la vois avancer contre le vent ! Les scientifiques qui prétendent qu’elle n’a pas de moyen de propulsion disent n’importe quoi (1), je l’ai vue avancer contre le vent vers une plaque de sargasse, s’en rapprocher et même y pénétrer en s’y frayant un passage. A chaque observation - et vous n’imaginez pas les milliers d’observations que nous avons pu faire, à raison de plusieurs par minute pendant des semaines - je m’émerveille de leur grâce, de leur délicate transparence, de leur fragilité, de leur obstination.
Les sargasses aussi sont très présentes dans cette traversée océanique. Beaucoup plus que ce à quoi nous nous attendions. Alors que leur zone officielle d’évolution dite « mer des sargasses » est sensée se trouver du côté des Bermudes, nous en avons croisé énormément sur notre route, très à l’est et beaucoup plus au nord. Elles s’étalaient en bandes effilochées dans le sens du vent ou en plaques plus ou moins vastes, tapis doré ondulant sous l’effet du clapot, ou bien flottaient, dispersées, en petites touffes individuelles. Chaque ramille dotée de petites vésicules et prêtes à s’accrocher à une autre touffe qui passerait à proximité, ou à notre ligne de pêche ou à la pale de notre régulateur, malheureusement. La routine du quart comporte des visites encore plus régulières que d’habitude à notre équipier Barkaï, pour voir s’il n’a pas besoin d’un petit coup de main pour se débarrasser des végétaux importuns.
L’extension apparente de l’aire d’évolution des sargasses est peut-être dûe à des modifications de courants ou de température de l’eau, je suis toujours en quête des petits signaux discrets qui trahissent les modifications que subit notre planète. S’agit-il s’une tendance, d’une année particulière ou bien d’une faille dans les récits précédents ? Ou d’une imprécision dans les données scientifiques ? Un peu comme cette histoire de Phaéton, ce bel oiseau au vol gracieux et à la longue queue virevoltante. Les livres nous affirment que l’espèce est non-pélagique, ce qui laisse entendre qu’il ne vit pas au large, voire ne sait pas survivre au large. Pourtant, nous recevons régulièrement la visite d’un couple de Phaétons, tournant autour de notre voilure, certes semblant chercher un accès pour se poser, mais ne paraissant pas au bord de l’épuisement, et revenant le lendemain. Et le lendemain. Soit ils sont nombreux, et meurent chaque nuit, cédant la place à d’autres, ou renaissent comme le phénix, soit ils sont pélagiques.
Il n’y a pas de vraie solitude, même au large. Nous sommes accompagnés dans notre navigation à l’intérieur de l’habitacle, par un cafard a réussi à s’insérer subrepticement la veille de notre départ du Brésil - à notre plus grande contrariété - et une variété particulière de mouchettes, dont Ariel retrace l’arrivée à bord à notre court passage aux Abrolhos, il y a cinq ou six mois. Ces mouchettes étaient des parasites des Phaetons qui nichent par centaines sur le petit archipel. Le cafard ayant embarqué célibataire, nous réussirons à l’empoisonner sans état d’âme à l’aide d’une batterie de pièges et de cordons de pâte toxique judicieusement disposés sur ses présumés passages. Les mouchettes, en revanche, ont embarqué en nombre et ont trouvé le biotope à leur gout, température et humidité équatoriales maintenues constamment depuis plusieurs mois, comprenez que ça leur conviennent. Et malgré les exercices multiquotidiens que pratique mon homme dans ses tentatives de réduire leur effectif, elles persistent à aimer notre petit intérieur. La chasse à la mouchette est devenue un sujet de plaisanterie à bord, Ariel est capable de s’interrompre au milieu d’une phrase pour claquer des mains, ou de passer plus d’heures à tenter de les attraper qu’un adolescent passe sur sa playstation. « Dézingue-la-mouche », c’est le nom du jeu vidéo en vogue sur Skol. Le niveau de difficulté du jeu augmente avec le temps, comme dans toute bonne console de jeu. Car à force d’entrainement, par évolution darwinienne, les bestioles ont intégré la méthode de chasse et résistent de mieux en mieux. Bientôt, elles vont se liguer contre nous ! Sauvés par l’arrivée aux Açores, à moins qu’elles n’aient succombé aux températures en baisse.
- En dehors de cette contre vérité flagrante (hum !) les spécialistes racontent des choses absolument passionnantes sur cet animal qui n’en est pas un. Il s’agit en fait un consortium coopératif de polypes, avec chacun son rôle. Les uns dédiés à la flottabilité, d’autres à la reproduction, d’autres à la captation des proies et encore d’autres à la digestion pour alimenter tout le monde. La complexité du vivant est une source d’émerveillement permanente.