Certains endroits soumis à forte amplitude de marée ne doivent être abordés qu'à des heures bien précises, à cause des courants, qui peuvent être contraires, violents, voire parfois porter sur des dangers, ou pour des besoin de hauteur d'eau, pour que la quille ne frotte pas le fond au passage. Mais c'est un peu par hasard que nous sommes arrivés à l'embouchure du Jaudy, la rivière qui mène a la petite ville de Tréguier, exactement à la bonne heure et dans les bonnes conditions: le vent avait été capricieux toute la journée et 6 heures de marée contraire nous avaient longtemps retenus au large. Nous nous engageons dans les méandres encadrés de roches par une belle nuit enluminée d'une lune presque pleine, mais avec un vent réduit à un souffle léger et le courant de marée faiblissant vers son minimum. Tout est calme et propice à cette entrée exigeante.
Un dauphin solitaire nous accueille de quelques bonds qui nous font sursauter: veut-il nous inviter à incurver légèrement notre route pour éviter le danger un peu plus loin ou simplement nous accueillir avec grâce sur son territoire?
L'eau est un miroir sur lequel se détachent les bouées, perches et roches à éviter, la silhouette sombre d'une tourelle non éclairée défile à babord et le pinceau lumineux du phare de la Corne nous guide à intervalle régulier : secteur blanc, un éclat toutes les 10 secondes. Il faudra remonter loin dans la rivière pour trouver le port de Treguier, 8 milles au total, soit 3 bonnes heures de navigation attentive dans un chenal parfois très étroit, souvent sinueux. Heureusement il est balisé tout du long par des bouées lumineuses, ce qui autorise l'entrée de nuit. Les quarts d'heure passent, les dangers explicitement signalés dans les instructions nautiques sont franchis, nous pensons pouvoir relâcher un peu l'attention, mais non, car nous découvrons tout à coup dans le noir que des bouées d'amarrage pour petits bateaux se multiplient sur les bords du chenal, que des algues flottent qu'il est difficile de distinguer d'un affleurement de vase, et que la visibilité se trouble.
La lune n'éclaire plus rien, une brume s'est levée, d'abord légère puis plus épaisse. Lorsqu'on passe à coté d'une bouée qui nous jette au visage son spot lumineux vert ou rouge, il faut maintenant plisser des yeux pour déceler dans la ouate le lumignon ténu de la bouée suivante, quelques centaines de mètres plus loin. Et puis plus rien. Arrive un moment où la bouée suivante n'est pas visible. On va où maintenant ?
Il se produit alors quelques chose d'étrange car, ayant perdu tout repère visuel, ma main semble ne plus savoir guider le bateau. Ou plutôt ma main me dit que nous allons tout droit et l'écran d'ordinateur, en bas sur la table à cartes, me dit que je suis en train de tourner. Je crois un instant avoir affaire à un tourbillon de courant qui me pousserait sur le coté et qu'il faudrait donc compenser par une petite marche en crabe, mais non: je suis simplement incapable d'effectuer les micro-corrections de route que la main sur la barre assure d'habitude inconsciemment lorsque l'oeil a accès à un repère extérieur. Je pense que ma barre est au milieu, mais en fait elle est un tout petit peu décalée. C'est un peu comme la clef de l'équilibre en bicyclette, qui réside dans les micro-mouvements de guidon que l'on fait en permanence. Si on ne les fait pas, on tombe. Ici, comme je ne fais pas les micro-ajustements, je tourne. Sensation très troublante. Et l'écran d'ordinateur ne me donne pas l'information nécessaire pour ces micro-ajustements car sa fréquence de mise à jour des données induit un temps de retard.
Il me faut quelques secondes pour réaliser que je dispose en réalité d'un repère, en l'occurrence nos bons vieux compas de route ! Je les avais oubliés, ceux-là, dans cette petite navigation moderne entre le GPS et l'écran d'ordinateur qui déploie mon trajet d'un trait rouge !!! Car nous sommes ici en "merra ingognita", c'est à dire sans avoir à bord la carte papier au niveau de détail requis pour ce genre d'exercice technique. Un choix mûrement réfléchi, un apprentissage progressif de la navigation côtière dans des terrains inconnus de nous et que nous n'irons voir qu'une fois, une acceptation raisonnée d'une certaine dépendance à l'informatique, pour ne pas nous limiter dans nos choix de route aux seules escales dont nous aurions la carte papier détaillée ou bien nous encombrer de kilos de cartes à usage unique. Nous avons déjà décrit à la lettre B de l'abécédaire nos souvenirs de navigation dans la Brume, mais la rivière de Tréguier nous a offert ici un raffinement supplémentaire. En effet, peut d'entrées d'abri sont si longues qu'on ne sache pas, en s'y engageant, quel temps il fera tout du long. Faute de l'ordinateur pour nous montrer notre déplacement réel, nous aurions peut-être choisi de rester à proximité de la dernière bouée passée en attendant que le brouillard s'estompe. Ou jeter l'ancre sur place. Ou bien nous aurions opté pour une avancée millimétrique dans la direction approximative de la prochaine bouée, en nous aidant du compas de route, jusqu'à la voir percer dans la brume.
Nous avons progressé de lumignon ténu en lumignon étouffé par la ouate, jusqu'à l'endroit où devait se situer, selon les livres d'instructions nautiques, un ponton d'attente qui nous permettrait de finir la nuit. Nous l'avons trouvé, à tâton.