Ma fille Julie, étudiante en cinéma, a demandé à nous prendre comme sujet pour son exercice de "film ethnographique". Avant d'avancer sur ce sujet, précisons : le cinéma ethnographique, au contraire du documentaire, ne donne pas de point de vue, d'opinion sur un sujet, ne scénarise pas, ou seulement un peu au montage, tente de restituer la réalité d'une "ethnie" et nécessite pour cela que le cinéaste-ethnographe connaisse bien l'ethnie en question, pour en être originaire ou avoir longuement séjourné en son sein.
Julie a donc choisi, avec notre accord, l'ethnie des gens qui séjournent à temps partiel sur Skol, une toute petite ethnie, qu'elle connaît bien: Ariel, Isabelle, et mon fils Thomas. Julie ne souhaite pas se filmer elle-même, elle s'exclut donc de l'image. Etrange sensation que celle d'être soi même sujet d'un exercice cinématographique qui demande qu'on ne "joue" surtout pas, paradoxalement. Pendant les quelques jours passés ensemble à l'occasion des fêtes de fin d'année, chacun se prête au jeu qui n'en est pas un, nous sommes libres de parler ou pas à la caméra, de montrer ou pas que nous savons qu'elle est là et ça permet de presque l'oublier, bien qu'elle soit à moins d'un mètre de nous la plupart du temps. C'est presque une autre personne a bord, cette caméra! L'avantage pour nous est qu'elle n'est pas accompagnée de toute une équipe de tournage: pas de preneur de son, pas d'éclairagiste, etc...celle qui la manie est un membre de la famille. Heureusement que le bateau est lumineux. L'inconvénient pourJulie est qu'elle cherche en permanence ses angles de prise de vue et dans cet espace réduit, c'est pas facile. Accessoirement, elle se lève le matin par 8 ou 9° de température ambiante, pour prendre quelques images pré-réveil, encore enmitoufflée dans son duvet jusqu'aux oreilles, petite chenille-réalisatrice qui se déplace en sautillant dans son sac.
Complicité mère/fille à propos d'ethnographie, car j'étudie les sciences sociales actuellement et que l'ethnographie en est une des disciplines de base. Nous partageons comme deux étudiantes et apprenons chacune de l'autre, à travers ces échanges. L'ethnographie consiste à décrire minutieusement la réalité quotidienne d'un groupe de gens, ce que je m'attache à faire, depuis quelques mois, pour les populations littorales familières des chaussées submersibles et les populations sujettes à submersion marine récurrente.
Réflexion sur ce qu'il y a de spécifique à une ethnie de plaisanciers, par rapport à une population de terriens: se mouvoir dans un espace exigu, le bercement permanent, les bruits du vent et de l'eau et le grincement des aussières, le temps que prennent les activités ordinaires, la nécessité de mettre son ciré pour aller à la douche, les récits de mer partagés avec un visiteur venu prendre le café, les solutions de chauffage ad'hoc ou encore le fait de devoir déplacer toute la "maison" pour aller rendre une simple visite de l'autre coté de la rade.
Réflexion sur ce qu'il y a de spécifique à cette micro-ethnie-là, celle de Skol, par rapport à d'autres qui vivent à temps partiel sur d'autres voiliers : l'aménagement non cloisonné de notre voilier, qui crée une promiscuité particulièrement sensible - on s'habille le matin d'un geste rapide faute d'une cabine privative - la luminosité qui fait qu'on peut passer la journée à bord sans sentir la moindre claustrophobie, la rusticité de l'équipement par rapport à d'autres voiliers, la vaisselle en pompant l'eau d'un pied doux pour l'économiser, l'espace sous le plancher qui joue le rôle de frigo - aliments posés contre le métal de la coque refroidi par l'eau de la mer - la chaleur du bois omniprésent à l'intérieur, l'échelle de descente qui tombe presque sur la table du carré, notre choix d'avoir une vraie vaisselle à bord et pas une vaisselle en mélamine ou encore le partage des tâches entre nous, différent du partage habituel des couples navigants, plus équilibré.
Ariel, qui est professionnel de l'audiovisuel quand il est à terre, en profite pour songer à ce qu'il ferait comme film, s'il décidait un jour d'importer son métier sur le bateau (ce à quoi il se refuse pour le moment). Un film politiquement engagé sur l'ethnie des Yachtmen, peut-être ? Ou bien un petit film encore plus intimiste, encore plus intrusif que l'exercice de Julie, qui irait jusqu'aux détails de la toilette à bord et jouerait sur les recoins et les ombres et lumières de notre intérieur biscornu ?
Poster un commentaire
Vos informations
(Le nom et l'adresse email sont obligatoires. L'adresse email ne sera pas affichée avec le commentaire.)
Commentaires