Après un mois et demi de vie au Sénégal, nous trébuchions encore sur nos schémas urbains et occidentaux. La vie au jour le jour en brousse pose des problèmes que nous ne souhaitions pas résoudre à l’occidentale et pour lesquels nous n’avions pas encore de solution locale.
Les fruits et légumes frais nous ont aussi posé problème. En brousse autant qu’à Dakar, les sénégalaises de condition modeste achètent chaque jour les ingrédients du ceebu djen (1) du soir, une aubergine ou la moitié si elle est trop grosse, un morceau de manioc, deux carottes quand on est riche, un ou deux petit poivrons, quelques oignons frais quand il y en a, le sachet de graines à écraser avec du piment et ainsi de suite, le tout progressivement rassemblé dans un seau et progressivement additionné par la marchande. Du fait de la chaleur humide, ces produits, même achetés très frais, ne conservent pas bien. Or, peu de ménages ici disposent d’un réfrigérateur. Mais en outre, un budget modeste conduit à acheter au détail tout un tas de choses que nous autres occidentaux prospères achetons en quantité stockable. La pauvreté conduit à acheter à l’unité ce qui servira dans la journée, voire dans l’heure à venir. Une portion de riz ou de pâtes en sachet, un cube de bouillon unique, une cigarette, la couche pour changer le petit dernier…. Cette culture de l’achat au détail liée à la pauvreté, implique qu’on se repose la question tous les jours. Mais au delà de la pauvreté, cette culture de l'instantaneïté nous semble renvoyer à la fragilité de la vie, au fait que la maladie ou un coup du sort ne sont jamais loin, qui rendraient dérisoires les tentatives de se projeter dans l'avenir...
Dans les îles du Saloum, où la vie est en quasi-autarcie, chaque famille tente de cultiver les légumes dont elle a besoin et le circuit commercial des légumes n’est dimensionné que pour compenser les écarts entre la production et les besoins des familles. Pas de stockage, pas de circuit de distribution pour les visiteurs. Il faudrait, nous a-t'on dit, toquer aux portes pour trouver quelle famille a cultivé quoi en quantité suffisante pour nous en vendre, mais pour les légumes comme pour l'eau, nous hésitons à prélever sur une ressource si étroitement dimensionnée.
On avait déjà compris, à Dakar, que les fruits et légumes ne sont pas vendus dans les boutiques ou supermarchés, mais dans des petites structures, de type « stand » ou « charrette » qu’on trouve un peu partout, dans les rues de la ville et au marché. A cause des problèmes de conservation et des habitudes d’achat, aucun stand n’a en stock de grosses quantités (2) et à la fin de la matinée, il ne reste plus que de rares invendus. Nos habitudes de sommeil occidentales ne nous amenaient jamais devant des stands vraiment bien garnis de produits en bon état. On achetait donc un chou pas trop fané, quelques carottes, une livre de tomates et le lendemain une aubergine et quelques petits poivrons pas trop fripés. De sorte que pour nous aussi, la question se reposait chaque jour de trouver de quoi garnir notre cuisine. Chaque jour j’avais l’impression qu’on manquait ou qu’on allait manquer de quelque chose (eau, viande, fruit ou légumes) et cette impression occupait mon esprit une bonne partie de la journée. Un sentiment de précarité, comme si j’étais pauvre moi aussi. Ariel, qui a connu dans sa vie quelques années de vraie précarité a supporté la chose bien mieux que moi. Et je me suis demandée si le fait de vivre cette expérience me permettait de toucher une réalité à laquelle un anthropologue arrivé par avion et pris en charge par une structure d’hébergement avec cuisine organisée (3), ne pourrait pas avoir accès. Pendant ces semaines de repérage des circuits d’approvisionnement et d’adaptation de nos habitudes alimentaires à ce qui est disponible (4), il me semblait difficile de travailler à ma recherche, d’inscrire ma pensée sur le long terme. Mais en réalité, la recherche était déjà engagée; est-il possible de comprendre le rapport de ces populations aux questions de long terme comme l’érosion lente du littoral sans comprendre comment les nécessités de court terme peuvent encombrer l’esprit ?
La solution occidentale semble être, pour les voyageurs en voilier, un réfrigérateur, voire pour certains un congélateur à bord et l’habitude de faire escale préférentiellement à proximité des camps de tourisme, dans lesquels on peut trouver un restaurant à carte calibrée pour les européens (5). Quand on vit à terre dans une maison « toubab », c’est la cuisinière noire qui se lève tôt pour aller au marché à l’heure où les stands sont encore bien garnis, ou bien le taxi-brousse hebdomadaire et le frigo-congélo pour prendre le relais. Nous n’avons ni réfrigérateur ni congélateur à bord, et guère envie d’aller manger au milieu des blancs un repas cher, et nous retrouver dans une communauté culturellement complice (6). Lorsque nous souhaitons rester loin des villages pendant plusieurs jours, nous nous levons tôt pour approvisionner au marché pendant qu’il est encore bien garni et mettons une partie des légumes en « fermentation lactique », c'est à dire en saumure, pour augmenter leur durée de vie. Et lorsque nous voulons manger à terre, nous fréquentons les « dibiteries », sortes de restaurants familiaux ouvriers, où le plat de « riz et viande » (7) goûteux et épicé qu’on mangera assis sur un banc avec les doigts ne coûte qu'un ou deux euros. Et nous sommes ouverts aux expériences gustatives, culinaires et digestives !
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1 - Littéralement « riz et poisson », plat national qui se décline avec au minimum une sauce à l’huile de palme, oignons et piments, souvent enrichis d’un florilège de légumes selon les arrivages du marché, la saison ou les préférences locales.
2 - A l’exception des mangues, dont la disponibilité est si abondante et la qualité si excellent qu’on en mange tous les jours et dont on a même commencé à faire des confitures « pour la patagonie ».
3 - Par exemple, en gîte, en auberge ou chez l’habitant.
4 - Il faut voir Ariel discuter avec les marchandes « comment ça se cuisine, ça ? » elles se tournent parfois vers moi pour répondre mais je leur confirme : non, non, c’est lui qui cuisine ! Sourires et gloussement des marchandes voisines qui suivent la conversation et mettent leur grain de sel à l’occasion.
5 - Le seul guide nautique « plaisance » qui traite de cette région du Saloum ne semble avoir répertorié que les mouillages possibles à proximité des camps de tourisme ou des petites villes et met l’accent plus souvent sur la possibilité de se restaurer à terre que sur les possibilités d’approvisionnement en produits frais.
6 - Ceebu Yapp
7 - Complices au minimum d'un entre-soi racial. Nous reviendrons sans doute sur cette question dans quelques temps.