La mission du contrôleur des pêches ne consiste pas seulement à mettre en place des comités d’hygiène pour que les gens s’occupent de leurs cacas autrement qu’en les confiant à la mer, mais à faire respecter la loi en matière de pêche. Contrôles en tous genres : licences de pêche, quantités débarquées et expédiées par type de produit (poissons, mollusques, crustacés), paiement des taxes et utilisation légale du carburant détaxé. Dans un état où la pêche artisanale est si massive, obtenir des chiffres fiables et faire rentrer les taxes sont des enjeux majeurs pour le gouvernement. Mais il semble que les prédécesseurs d’Edouard ont « fermé les yeux dans l’intérêt de leur poche » comme on dit ici. On pêchait et on pêche encore sans licence, on débarquait et on débarque encore du poisson non déclaré, on déclarait et on déclare encore des produits nobles dans la catégorie des produits moins taxés. Pas tout le monde, sans doute, mais une fraude assez massive pour faire passer Djifere pour un modeste village dans les registres du ministère des pêches (1), et laisser dans l’ombre le prélèvement sur une ressource qui n’est pas inépuisable (2).
Un haut fonctionnaire avisé a dû un jour avoir vent de la taille réelle du « village » et choisi d’y envoyer un homme intègre pour faire le ménage. Voilà donc Edouard, depuis quelques mois, sur un terrain qu’il connait déjà (3) mais qui s’est transformé et dont les acteurs ont changé, en charge de rien moins que rétablir l’état de droit. Le défi lui plait, il obtient une petite équipe de ces ASP, Agents de Sécurité et de Proximité, que l’état forme en quelques semaines, dote d’un uniforme et d’un salaire et met à la disposition des services de police, douane, gendarmerie, tourisme, etc… pour toutes sortes de mission d’ordre public et il garde l’un des collaborateurs de son prédécesseur, sans doute pour assurer une continuité de service, au risque de voir perdurer des pratiques douteuses. Sur qui s’appuyer ? A qui faire confiance ? Comment déléguer ? Questions lancinantes pour Edouard pendant les premiers mois de travail. Et tant qu’il n’a pas de réponse, il choisit de rester en première ligne sur des tâches sensibles au prix d’un volume de travail colossal.
Par exemple, pour le renouvellement des licences de pêche 2014. Voyant s’approcher la date limite administrative avec un nombre de demandes bien trop faible pour être vrai, il lance à la cantonade des alertes : « il va y avoir des problèmes, il va y avoir des problèmes » (4) et lorsqu’un mouvement de régularisation s’amorce dans les derniers jours, signe que certains ont compris que les choses seraient sérieuses cette année, un véritable défilé de patrons de pirogues a lieu chaque soir après la pêche et jusque tard dans la nuit, qu’Edouard ne souhaite pas décevoir. Mais comment percevoir des sommes significatives, réglées en liquide bien entendu, quand on n’a ni secrétaire, ni trésorier, ni caisse pour la monnaie, ni coffre, ni même un registre ? D’une façon ahurissante à nos yeux. L’homme griffonne des bouts de papier qu’il épingle à la liasse de billets jointe à la licence périmée, rend la monnaie sur sa propre poche ou en désépinglant une liasse antérieure. Il fourre le tout dans un tiroir sur lequel nous avons eu parfois une vue plongeante comme toute personne se trouvant debout près du bureau au moment de l’ouverture. Un poème, ce tiroir ! Un fouillis de papiers, billets, rectangles plastifiés des licences, trombones et épingles en vrac, ainsi que le fameux tampon officiel du contrôle des pêches, celui qui sera exigé dans quelques jours pour l’accès au carburant détaxé, sous le regard bien ouvert de deux hommes en uniformes. Nous n’avons pas eu le temps de comprendre comment il s’y retrouvait dans ce fouillis, mais au vu de ces scènes, on comprend mieux comment la corruption peut commencer et s’installer quand les moyens mis à disposition des fonctionnaires sont si limités.
Une autre activité qui lui prend du temps et qu’il ne peut déléguer est le règlement des conflits entre pêcheurs. Un soir après la nuit tombée, pendant le second des trois thés auxquels l’équipe nous avait retenus selon la tradition, un patron de pirogue vient exposer à Edouard un problème qu’il a avec l’un de ses piroguiers. Le « vieux » demande alors à entendre le garçon. C’est une convocation immédiate, deux hommes en tenue tout à fait officielle vont à sa recherche et le dénichent rapidement dans les ruelles noires de nuit et noires de monde. Le bureau est converti en salle d’audience à 11h du soir et Edouard parvient, comme il l’annonce en nous rejoignant une heure plus tard à leur « faire entendre raison, au lieu de décider pour eux ». Ce conflit était simple à comprendre, une histoire de partage des bénéfices de la pêche dont Edouard connait les mécanismes. D’autres conflits sont plus difficiles à saisir pour lui, comme les conflits de territoires qui se produisent au large. Car les pêcheurs s’approprient des zones de pêche qu’ils marquent de leurs bouées et s’interdisent mutuellement la pêche dans leurs pré carré, ce qu’ils n’ont bien entendu pas le droit de faire, la mer ne pouvant être privatisée, mais il ne le savent pas. Edouard nous dit ne pas contester cette pratique dans un premier temps, puisqu’elle est installée, il peine simplement à comprendre ce qui est juste et ce qui est abusif. Notamment, il n’arrive pas à visualiser la taille de ces territoires parce qu’il n’a pas d’outil pour traduire les points GPS que les pêcheurs brandissent en surfaces sur une carte. C‘est là qu’à son tour Ariel se fait recruter au service de la ville, pour mettre entre les mains du contrôleur le logiciel de navigation de Skol dans lequel il pourra visualiser les zones sujettes à conflit et trouver en quels termes faire appel à leur raison.
Comment la communauté des pêcheurs et mareyeurs réagira-t ’elle à l’instauration de ce nouveau régime d’exercice du droit ? Edouard n’est pas totalement tranquille, il dit que pendant les premiers mois il ne faut rien négliger, il hésite même à laisser vide le bâtiment du contrôle des pêches (5) ne serais-ce qu’un week-end, car il craint une intrusion et le vol du peu de matériel dont ils disposent. Nous avons l’impression qu’il sacrifie trop de sa vie privée pour la cause et qu’il est sur trop de fronts en même temps, mais qui sommes-nous pour juger ses choix ? Sa compréhension des hommes que son action affecte et des dynamiques en jeu est bien supérieure à la nôtre et son expérience est indubitable. Peut-être l’atteinte d’un résultat passe-t’elle effectivement par de longs mois de sacrifice personnel et de vigilance tous azimuts. Il a été passionnant pour nous d’observer comment il maniait les registres pour composer un message complet et cohérent à l’intention de la ville : avertissements bienveillants, humour, pédagogie, disponibilité, réactivité, mais aussi décisions rigoureuses, hommes (6) en uniforme aux bons endroits, contrôles effectifs. Peut-être a-t’il pensé que la sortie à la voile que nous lui avions concoctée (à sa demande) risquait d’être mal interprétée, vue comme un relâchement de discipline, une faiblesse et utilisée ultérieurement contre lui ? Il est vrai que nous lui proposions une grosse demi-journée de loisir…..
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1 - L’invisibilité de la production se combine avec les recensements faussés et la prédiction d’effacement de la carte par érosion côtière pour décourager tout investissement dans la ville depuis plusieurs décennies.
2 - Comme Edouard le sait bien pour avoir étudié la situation des pêcheurs Bretons.
3 - Djifère a été son premier poste, à 25 ans.
4 - Les problèmes en question : l’essence détaxée étant réservée aux pêcheurs, bien entendu elle est censée être réservée aux pêcheurs munis d’une licence à jour. Les pêcheurs n’ayant pas renouvelé leur licence se verront contraints d’acheter l’essence au prix fort ou de rester à terre.
5 - Bâtiment vétuste dans lequel Edouard et son équipe travaillent mais aussi résident quand ils sont à djifère.
6 - Il y a une femme dans l’équipe qui porte également l’uniforme … avec sa perruque !
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