La femme se lève alors que l'homme traverse la piste en la regardant, elle, avec laquelle il vient d'échanger quelques regards et hochements de tête. En se levant, elle lui fait la courtoisie de confirmer ce que les yeux lui ont fait comprendre. Il serait pénible d'essuyer un refus, là, au bord de la piste, pendant que la première des trois danses s'annonce et qu'il est trop tard pour lancer une autre invitation. Nul besoin d'échanger un mot. Ils s'enlacent d'un bras et se donnent la main de l'autre, penchent imperceptiblement l'un vers l'autre, jusqu'à ce que sa tempe à elle se pose sur sa joue à lui. Ils ont déjà le visage sérieux, la « face de tango », qu'ils vont garder pendant trois danses, ne s'autorisant à sourire que pendant les petites pauses entre morceaux.
Elle ferme à demi les yeux et se met à l'écoute. A l'écoute de la musique et à l'écoute du corps de cet homme qu'elle ne connait pas. Pendant quelques minutes, elle va se soumettre totalement au rythme si particulier du tango et aux demandes et invitations silencieuses que les mains, les épaules et les pieds de son cavalier vont lancer, aux mouvements qu'il va impulser aussi discrètement que possible. Elle ne prendra aucune initiative, tout au plus quelques fioritures du genou ou de la cheville, ses si jolies et si sensuelles fioritures, qu'il ne verra pas, se contentant de sentir parfois un frôlement le long de son tibia et l'effet de ce mouvement sur la cambrure et la chute de rein de sa cavalière, au creux de sa main droite. Il imagine sans doute le plaisir visuel qu'il va procurer ainsi aux spectateurs. Mais pour l'heure, il se met lui aussi à l'écoute de la musique et imagine comment il va emmener, guider, contrôler, le corps de cette femme qu'il ne connait pas (1).
Pendant les premières secondes, ils semblent ne pas bouger, comme figés dans cette curieuse accolade. On décèle juste un très léger balancement des corps et un infime mouvement du pied de la femme. Tout à coup, ils se mettent en mouvement dans un dialogue des jambes d'une incroyable intimité, comme s'ils avaient dansé ensemble pendant des années et connaissaient par cœur une chorégraphie mille fois répétée, comme si leur histoire commune leur permettait de se frotter ainsi l'un contre l'autre, si proches qu'on croirait qu'ils sont en prélude à l'amour. Mais il n'en est rien. La chorégraphie n'est pas connue d'avance, elle va se construire selon le tango qui se joue, les gouts du cavalier et l'évolution du couple sur la piste parmi les autres. Elle va aussi se construire selon la manière dont la femme va répondre aux invitations corporelles de l'homme, montrant qu'elle sait jouer une jolie partie même quand les pas se complexifient ou s'accélèrent. Sinon, il adaptera sa proposition à ce qu'elle sait faire, pour préserver l'harmonie de l'ensemble (2). Ils ne finiront pas la soirée au lit ; ils se sépareront courtoisement à la fin de la troisième danse et rejoindront chacun son coté de la salle, alors qu'un intermède musical de variétés procurera aux uns et aux autres le temps de boire une gorgée, de reprendre leur souffle après cet exercice intense et de lancer ou accepter l'invitation suivante.
L'idée que je me faisais du tango, autrefois, n'avait rien à voir avec ce que j'ai découvert ici, en écoutant parler des danseurs ordinaires, en participant à quelques classes de tango (3) et en assistant à deux soirées Milonga (4). Dans mon souvenir de jeunesse, le tango était une gesticulation caricaturale et à mes yeux un tantinet ridicule. Des danseurs, joue contre joue, raides comme des piquets, qui traversaient la piste de danse d'un bout à l'autre à grands pas en ligne droite comme dans un film des frères Marx. Ou bien, c'était une chorégraphie alambiquée réservée à un seul couple évoluant sur une scène de spectacle. Jamais je n'avais contemplé la grâce discrète de cette danse telle qu'elle est pratiquée ici par les simples citadins. Ariel, lui, a été témoin de l'intérêt de ses parents pour les cours de tango qu'ils avaient découverts à l'occasion d'un voyage en Argentine. Régine et Albert avaient été touchés eux aussi par cette grâce, sans doute. Mais il est difficile de pratiquer le tango dans un couple égalitaire, au sein d'une société touchée par le mouvement de libération de la femme, peut-être. Car pour bien danser, l'homme doit accepter d'assumer un rôle quasi tout-puissant et la femme doit désapprendre, réfréner ses impulsions, taire sa bonne volonté participative pour ne se mettre qu'à l'écoute. Presque en soumission (5). C'est d'ailleurs en grande partie cette dimension relationnelle que j'apprécie tant dans la pratique du tango, même au niveau ultra-débutant. Mes épaules soulagées pendant une heure ou deux du poids des si nombreuses décisions à prendre et des conséquences des décisions prises, poids omniprésent dans notre vie de marins même en partageant la charge à deux. Qu'elles sont légères et intenses, ces heures où je vais juste apprendre à ne rien décider ! Juste apprendre à « obéir », dans le respect d'un code partagé (6).
Jamais non plus je n'avais vu ou entendu parler de ces Milonga, où les amateurs viennent assouvir leur passion chaque semaine en passant une soirée exclusivement consacrée à cette danse, avec son côté un peu désuet et populaire, quelques tables distribuées autour d'une vaste piste dans une salle municipale ou une ancienne église reconvertie, sol carrelé, réverbération acoustique et son crachottant. Ils boivent peu, parlent peu, plaisantent peu, se respectent les uns les autres, paraissent sérieux dans leur plaisir mais en réalité prennent beaucoup de plaisir à travers ce sérieux. Ils sont là pour danser, rien d'autre. Jamais je n'avais perçu ni entendu parler des codes rituels qui encadrent non seulement les pas des huit temps, mais aussi la relation sociale entre les danseurs et les tenues vestimentaires. Pantalon-chemise pour les hommes, escarpins ou sandales à talon haut et bride autour de la cheville pour les femmes. Sauf que les « jeunes » bousculent un peu ces codes et rituels. Il existe en effet toute une jeune génération qui vient au tango, avec des tenues plus décontractées, des tatouages et chevelures à dreadlocks et une manière de danser plus ouverte, plus loin du corps, plus déliée. Un joli spectacle que ces trentenaires aussi tranquilles et sûrs d'eux que leurs ainés, dont ils partagent la piste de danse sans les gêner et dont ils connaissent les codes sans les imiter, pratiquant un tango qui leur convient mieux (7).
L'autre versant du tango, c'est le chant. Le tango chanté et le tango dansé partagent la même cadence, cette marche tango qui glisse le pied sur le sol en avançant la hanche. Les paroles sur lesquels on danse sont souvent des complaintes mélancoliques, récits d'amours impossibles, perdues, distantes, trahies, ou nostalgiques d'une patrie qui n'est pas ce qu'on en attend ou plus ce qu'elle était, ou trop loin. Mais le chant du tango n'est pas toujours romantique. D'autres textes, parfois très politiques, parfois satiriques réjouissent Ariel qui écoute attentivement les quelques centaines de morceaux de Carlos Gardel qu'il a accumulés dans notre musicothèque, en délectant de se retrouver comme plongé par les deux oreilles dans l'époque de l'entre-deux guerres européen. Certains de ces vieux textes sont encore d'actualité, comme La Cambalace, un très long chant qui prétend décrire le « foutoir » de la société moderne, une chanson que beaucoup d'argentins connaissent par cœur et dont nous avons appris nous-même les premières strophes pour pouvoir les entonner comme un clin d'œil lorsque la conversation vire à la critique de la société.
Que el mundo fue y sera una porqueria ya lo sé Que le monde ait été et sera un bordel je le sais déjà
En el quiniento seis, y en el dos mil tanbien ! En l'an cinq cent six et en l'an deux mille aussi !
Sur ce type de chant, on ne danse pas. On rit ou on grimace avec jubilation et on applaudit à la fin. Il manque à ce jour à notre expérience de l'argentine d'avoir pris le temps d'assister à quelques soirées cabaret-tango pour mieux connaitre cet autre versant, cette autre dimension du tango, dans son actualité. Qu'ont dit les ténors du tango politique pendant la longue époque Kirchneriste qui vient de s'achever ? Que chantent-ils aujourd'hui ? Des vers acides sur le nouveau président Macri ont-ils déjà été écrits et prononcé dans ces cabarets ?
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Le petit monde de la Milonga dans une ville donnée est suffisamment restreint pour que les bons danseurs finissent par se connaitre en tant que danseurs, sans toutefois nécessairement se connaitre en tant que personne. Et par ailleurs les codes du tango sont suffisamment précis pour pouvoir fonctionner, justement entre deux parfaits inconnus.
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La recherche de l'harmonie de l'ensemble est si impérieuse que si cet objectif n'est pas atteint, les danseurs se sépareront à la fin de la première danse alors que le rituel en prévoit trois par invitation. On dit aussi qu' « une femme n'est invitée pour sa belle silhouette qu'une seule fois », signifiant que si elle ne danse pas assez bien, aucun autre danseur de l'invitera, aussi belle et séduisante soit-elle. Finalement, celles qui font tapisserie ne sont pas les plus moches ! Et il en va de même pour les hommes. Celui qui ne danse pas assez bien ne parviendra plus à capter le regard des femmes pour lancer sa prochaine invitation. Ca explique pourquoi il y a tant de danseurs de très bon niveau qui continuent à aller aux classes de tango.
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Dans une ville d'un demi-million d'habitants comme Mar Del Plata (argentine) il y a de nombreuses classes, municipales ou associatives, conduites par des danseurs de renom. Beaucoup sont ouvertes à tous, et acceptent des débutants parmi les habitués, y compris les débutant(e)s de passage. J'ai trouvé aussi une classe de Tango à La Paloma car l'Uruguay aussi revendique le tango comme élément de son patrimoine.
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Le terme « Milonga » désigne plusieurs choses : le lieu où se rassemblent les amateurs de Tango chaque semaine, la soirée en question, la piste de danse proprement dite, et aussi une variante du Tango, musicalement plus joyeuse que le Tango traditionnel et qui se danse de manière plus légère.
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Nos amis argentins nous ont raconté des batailles de couples pendant les classes de Tango, lorsque ce repositionnement des rôles a du mal à se faire, la femme ayant du mal à ne pas prendre la main, ou l'homme ayant des difficultés à assumer son devoir d'être clair dans ses intentions, par le geste et sans parole. C'est la même chose dans toutes les danses de salon, peut-être ? Il me semble que dans le tango, ça va plus loin que dans les autres danses, peut-être à cause de la variété et de la complexité des pas. Il faut à certains des années de classe pour atteindre un niveau digne de se lancer sur une piste de Milonga, nous ont dit Françoise et José. Heureusement, dans les classes, on ne reste pas en couple avec son éventuel conjoint, la règle est le changement fréquent de partenaire, justement pour que les corps apprennent les codes et non pas des habitudes.
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Ariel ne vient jamais aux classes, si ce n'est la première fois pour voir comment ça se passe. Ca ne l'intéresse pas de s'engager dans un tel apprentissage. Trop de contraintes dans cette danse, dit-il aussi, alors que c'est justement le fait de me soumettre à ces contraintes qui me fait du bien. En revanche, il m'accompagne avec jubilation à la Milonga, où on passe la soirée juste à écouter et regarder en sirotant un verre.
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Le tango est né dans les bas-fonds de Buenos Aires et Montevideo, initialement pratiqué entre hommes. Les premières femmes qui le dansaient étaient traitées de putains. La bourgeoisie du Rio de La Plata est restée indifférente à cette pratique jusqu'à ce que l'Europe s'en entiche, entre les deux guerres mondiales. Cette nouvelle pratique des jeunes, dont nous avons entendu parler et que nous avons vu s'exprimer dans une Milonga annonce-t'elle la prochaine mutation ? Dans dix ans, la passion des jeunes de banlieues ! J'ai bien vu un couple de même pas vingt ans intégré à une classe, la jeune femme perchée sur ces semelles compensées et je jeune homme quasi terrorisé d'avoir à faire danser des dames déjà bonnes danseuses, perchées sur leurs talons.
J'ai appris plein de choses, Merci. A la bibliothèque de Ushuaïa (qui vaut le coup) nous avions emprunté un recueil de chansons. Pas simple de comprendre le lumfardo et les sens cachés sans explications. Bonne et belle année.
Rédigé par : voilier Loïck | 05 janvier 2016 à 12:44
@ Hugues : ce compliment supplémentaire à la grande ville du sud n'échappe pas à notre attention....
Rédigé par : Isabelle | 07 janvier 2016 à 15:32
Excellente description d'une atmosphère très particulière... on s'y croirait, mieux qu'une video, un vrai scénario !
Bravo Isabelle !
Rédigé par : Marie Noëlle Castan | 10 janvier 2016 à 08:29