La rareté des accès internet fait que nous ne pouvons publier ce texte que bien après le 25 décembre mais lors de sa rédaction, nous ignorions encore où nous allions passer les fêtes de fin d'année.
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Il y a des mythes, comme ça. Des évidences. Des incontournables. Ceux qui vont vers le sud, tous ou presque, iront à Ushuaia. Et pas seulement les français, hautement sensibilisés à cette extrême destination par le télévisuel Nicolas Hulot, les étrangers aussi : anglais, suisses, américains, norvégiens, espagnols. Les turcs aussi, bien entendu. Même si on ne sait pas si vraiment ils iront jusque-là. Des néo-zélandais qu'on a croisés de ce côté-ci du continent étaient passés par Ushuaia également. Les instructions nautiques font une belle place à cette destination et il faut reconnaitre qu'au sud de la Terre de Feu, dans la région du canal de Beagle, c'est presque le seul endroit où il est possible de refaire le plein de nourriture et de carburants (1).
Alors, Ushuaia est un lieu sur lequel se projettent des sortes de rendez-vous de bateaux de voyage. Des couples qui se sont croisés aux Iles du Cap Vert porteurs du même rêve ont envisagé d'y passer noël ensemble, par exemple. Ou bien des équipages qui ont galéré côte à côte tout le long des côtes brésiliennes se sont promis de se soutenir mutuellement jusqu'au bout, quitte à s'y attendre quelques semaines l'un l'autre, pour passer le Cap Horn le même jour.
C'est vrai : le passage purement rituel du Cap Horn peut être programmé au jour près, en s'approchant par petites étapes jusqu'à une baie protégée qui se trouve à trois heure de mer du cap symbolique. L'aventure est si domestiquée de cette manière que les autorités chiliennes l'appellent le « Cap Horn Tour » comme si c'était un voyage organisé. Il y a d'ailleurs des voiliers charters qui proposent ce type de prestation à une clientèle riche et pressée. Cela dit, les navigateurs de renom méprisent un peu cette façon de faire et ne reconnaissent un équipage comme « cap-hornier » que si le voilier a levé l'ancre à Puerto Mont, au Chili, est descendu directement jusqu'au Cap Horn par la route du large, exposée aux tempêtes puis est remonté sans escale et toujours par la voie au large jusqu'à Mar Del Plata, en Argentine. Un triangle quasi équilatéral très pointu tourné vers le sud. Quatre à huit semaines de mer difficiles à très difficiles, voire épouvantables, selon la taille du bateau et les aléas de la météo, une toute autre aventure. Nous avons croisé un de ces cap-horniers à son arrivée à Mar del Plata, il était tout grandi de son exploit juste accompli. Cette seconde version du passage du cap Horn ne passe évidemment pas par Ushuaia, et, toute méritoire qu'elle soit, comporte tout de même l'inconvénient de n'inclure aucun passage dans les magnifiques canaux de Patagonie, aucune visite de superbe glacier au fond d'un seño fuégien, aucune escale amarré directement aux arbres rabougris et battus par les vents, ce qui nous semble un peu dommage. Il rend également difficile le rendez-vous photo avec des bateaux-copains devant « le Horn », mais ceux qui se lancent ainsi du quarantième parallèle pour descendre jusqu'au cinquante-sixième sans escale ne sont pas du genre à prendre des rendez-vous sinon avec eux-mêmes et leurs rêves d'adolescents, peut-être.
La majeure partie des rendez-vous à Ushuaia sont pris trop longtemps à l'avance et sont finalement ratés, mais ce n'est pas grave. Un rendez-vous pareil embelli le moral de l'équipage à travers les interminables chantiers de préparation ou de réparation du bateau ainsi que pendant les coups de sud un peu rudes. Ce qui serait grave serait de s'arc-bouter sur une date de rendez-vous sans détenir l'expérience qui permet de passer quelques soient les conditions. Pour les primo-descendants, le temps est un facteur de sécurité, le rendez-vous un facteur de risque (2). Toujours est-il qu'en novembre à Mar Del Plata, dernière escale technique sérieuse, on voit s'intensifier un mouvement de migration vers le sud qui est plus clairsemé le reste de l'année. Peu de bateaux descendent avant novembre-décembre, surtout si le printemps tarde à vraiment s'installer, comme cette année, perturbé qu'il était par El Niño ou autre facteur de changement climatique. La porte restera ouverte pour les retardataires jusque dans l'automne, mars, avril, pour autant que lesdits retardataires soient disposés à hiverner sur place (2). Ces bateaux vont se croiser fugacement ou plus longuement au fil des rares abris convenables. Il y a les escales quasi-obligatoires comme la Caleta Horno, vers quarante-cinq degrés sud, un refuge blotti dans les rochers peuplés de pingouins, ou Puerto Deseado, vers quarante-huit degrés sud, embouchure de rivière balayée par les vents.
Les voyageurs qui migrent ou prévoient de migrer ainsi semblent se tenir les uns les autres dans leurs écrans radars. Tel ce suisse-allemand qui, à peine arrivé en catamaran à Mar del Plata, vient nous saluer, s'assurer si nous allons vers le sud ou vers le nord (3) et puis, en cinq minutes, passe en revue les bateaux qu'il connait comme si nous étions évidemment au courant de leur existence. Et de fait, bon an mal an, même si nous déployons une énergie tenace à ne pas nous rapprocher des autres navigateurs, à moins qu'ils soient dotés d'un petit grain de folie (4), bon an mal an, nous avons croisé ou entendu parler de la plupart d'entre eux. Nous sommes un peu malgré nous, sans plaisir particulier et sans aucune fierté, membres d'une communauté de fait, le groupe des gens qui partagent le projet patagon. Nous lisons les mêmes livres techniques, consultons les mêmes cartes pour planifier nos mois à venir, partageons les mêmes trouilles concernant la solidité de notre équipement et notre propre endurance, même si peu en parlent clairement. Vingt-cinq à cinquante bateaux chaque année, nous dit José l'ami argentin, qui suit presque chaque jour, depuis les pontons de son yacht club, les arrivées et départs des grands voyageurs. Cet ensemble regroupe en réalité des équipages et des motivations bien variées, ne nous trompons pas. Les histoires qui conduisent sur ce chemin sont infiniment diverses, les attentes et espoirs ne se recoupent pas tant que ça. D'ailleurs, rien qu'à nous deux sur Skol, nous avons déjà un grand écart à résoudre pour rendre compatibles nos deux projets dans cette région du monde. Mais la plupart du temps, il y a une chose sur laquelle nous sommes d'accord, Ariel et moi: nous n'irons pas à Ushuaia. A ceux que ça étonne, nous répondons pour rire qu'il y a trop de voiliers et trop de français à Ushuaia à notre goût ! Et c'est un peu vrai. Tous les équipages que nous croisons ne sont pas également antipathiques à nos yeux, mais peu retiennent notre attention, rares sont ceux que nous aurions envie de revoir et nous n'avons pas quitté la France pour rechercher la compagnie de français ailleurs. Blague à part, nous ne ferons pas escale à Ushuaia parce que nous voulons emprunter le Détroit de Magellan plutôt que le canal de Beagle.
Il y a des mythes comme ça. Des évidences. Des incontournables. Et l'évidence, pour nous, c'est, depuis de nombreuses années, la route qu'ont emprunté Fernao de Magallanes lui-même, le découvreur du passage vers le pacifique, en 1520, puis le pirate Sir Francis Drake soixante ans plus tard (6) et enfin Joshua Slocum, notre héro préféré, le premier qui a affronté le détroit en solo, plus de trois cents ans après Magellan et ses deux cent soixante-cinq hommes. Son Spray mesurait onze mètres, à peine plus que Skol et il n'avait pas de moteur ni tous les moyens modernes de navigation et de météo dont nous disposons aujourd'hui. Peu de voiliers empruntent cette route, réputée difficile et moins belle. Et comme de plus nous ne participons pas aux interminables discussions de ponton, nous passons peut-être à côté d'informations, astuces, options qui pourraient s'avérer précieux pour nous. Allons-nous le regretter ? Changerons-nous d'avis en chemin ?
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Il y a aussi Puerto Williams, ville plus petite et par ailleurs chilienne, alors que sa grande voisine est argentine. Oui, je le rappelle à nos lecteurs franco-centrés, Ushuaia est une ville argentine, pas française.
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Il n'y a pas que les rendez-vous avec les autres bateaux. Il y a parfois aussi les rendez-vous avec des avions que doivent prendre des équipiers ou des passagers. Ces rendez-vous-là sont le quotidien des bateaux charters, mais ceux-là ont généralement l'expérience. Nous avons observé avec beaucoup de perplexité de jeune couple norvégien préoccupé à la fois de réparations de voiles dans l'urgence, d'un carénage qui n'a jamais pu se faire faute d'une grue assez forte pour leurs vingt tonnes de bois et d'une démarche administrative engagée trop tard. Ils ont finalement pris la mer sans le papier les autorisant à aller faire escale aux Malouines, ce qu'ils vont pourtant faire, puisque les cousins ont déjà réservé leur billet d'avion. L'absence du papier restera anodine jusqu'à ce qu'ils se trouvent, un jour peut-être, contraints d'envisager une nouvelle escale dans un port argentin pour des raisons de sécurité.
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Hiverner à Ushuaia, c'est passer deux ou trois mois amarrés au ponton sous les bourrasques de neige en attendant quelques jours d'accalmie pour aller faire un tour pas trop loin.
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Par exemple la musique, la cuisine, la politique, l'intérêt pour les sociétés visitées et leur histoire.
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«vers le nord ou vers le sud ? » Question rituelle que nous avions déjà rencontrée en Norvège, vers les Iles Lofoten pour nous et vers le Spitzberg pour d'autres.
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Drake détient encore aujourd'hui le record de rapidité dans le détroit, avec dix-sept jours de lutte contre vents et marées entre l'océan atlantique et l'océan pacifique. L'appât du gain sans doute et probablement une dose de férocité dans la conduite de l'équipage. Nous imaginons prendre deux mois pour franchir ces trois cent milles.
Pas facile à comprendre. Le texte s'intitule "Noël à Ushuaïa" et chapô précise que le texte a été écrit dans un temps que l'on sait avant le 25 dec. On peu donc penser que vous êtes à Ushuaïa bien que le texte promet le contraire.
A propos du texte : vous risquez de prendre une décision (ne pas aller à Ushuaïa) sur des rumeurs, puisque vous n'y êtes pas allés.
Ce faisant vous ne connaîtrez pas la fascinante île déserte Des Etats, ni Onachaga le canal des chasseurs que les blancs bien plus tard, on appelé Beagle, ni les sensations du bagne dont on ne pouvait s'enfuir sauf si l'on s'appelait Simon Radowitsky, vous lirez l'histoire de l'Iceberg fou de Coloane sans connaître l'île du Diable...
Il y a, pour les curieux, une route qui n'a rien à voir avec l'arret buffet dans une station de ski pour snob. Comme souvent le conseil serait : allez-y hors saison.
Rédigé par : voilier Loïck | 06 janvier 2016 à 13:18
@ Hugues : te souviens-tu que nous avons plus ou moins prévu de revenir de ce coté-ci du continent en 2017 ? Ca te laisse le temps de finir de publier vos bons coins et vos aventures des carnaux fuégiens.
Rédigé par : Isabelle | 07 janvier 2016 à 15:36
Euuuh... Drake, un officier corsaire britanique est passé par le détroit ... de Drake! Magellan était portugais et l'angleterre voulait assurer la découverte et donc la possession de ses propres routes maritimes. Après Magellan et Drake, Cavendish, un autre corsaire anglais accomplit le troisième tour du monde de l'histoire. Son navigateur était le génial Davis, inventeur du quartier de Davis qui s'illustrera dans de nombreuses exploration, du Groenland en particulier à la recherche du passage du Nord Ouest. Les trois tours du Monde suivant furent commandités par les états hollandais. Lemaire était l'armateur du premier d'entre eux. Il fallait aussi que les Bataves ouvrent leurs propres routes maritimes. A cette occasion furent découverts l'île des états (Bataves), le Cap Horn et le Détroit de Lemaire.
Le canal de Beagle porte le nom du voilier sur lequel était embarqué Darwin au cours de son célèbre voyage.
Rédigé par : Jacques Tiphine | 07 janvier 2016 à 22:16
Alors... Vous avez tout le temps. A vous lire j'avais cru que c'etait une position de principe...
Rédigé par : voilier Loïck | 11 janvier 2016 à 13:20
@ Jacques: ton immense culture et ton enthousiasme sont savoureux, même quand les précisions dépassent largement le propos de notre note. Nous ne faisions pas l'inventaire des premiers tourdumondistes mais de nos sources d’inspirations à choisir ce passage-là. En fait, Drake a bien emprunté le détroit de Magellan pour sa première expédition vers le pacifique, en 1578. Le passage au sud de la terre de feu, dont il affirmait l’existence avant les autres, n’a été découvert qu’en 1616, par des hollandais, ceux qui ont nommé le Cap Horn. C’est beaucoup plus tard, en hommage au talent visionnaire de Drake que le passage entre le Horn et l'antarctique a été ainsi nommé "Passage de Drake" ou "Détroit de Drake".
@ Hugues : Yes, une chose à la fois !
Rédigé par : Isabelle | 11 janvier 2016 à 14:45