La montagne s'empare d'une irrégularité du vent, la roule en boule, la tasse au maximum pour la concentrer et la projette de toutes ses forces sur l'eau, en bas. C'est l'impression que ça donne. Cette rafale-là, très verticale, très puissante, va arracher l'eau de la surface et la brumiser dans ses volutes remontantes, formant un véritable mur d'eau qui tournoie et erre entre les rives de la caleta. Lorsqu'on le voit se glisser dans le goulet qui protégeait notre petit recoin et fondre sur nous (1), il est trop tard pour faire quoi que ce soit. Juste rentrer la tête dans les épaules, fléchir les genoux, prendre appui pour encaisser le choc, la claque à quarante ou cinquante nœuds, qui durera quelques secondes seulement. Le nez de Skol pivote en tirant sur l'ancre, la coque s'incline sous la pression du vent, les amarres se tendent à craquer. Béni soit Ariel d'avoir suggéré hier soir qu'on en rajoute une. Pour bien dormir, disait-il. La tempête va durer quelques heures, c'est prévu, la radio a diffusé un « aviso de viento fuerte ». Tout le monde aux abris, même les professionnels. Le baromètre a atteint le niveau le plus bas que nous n'ayons jamais connus l'un et l'autre - 968,9 hPa - puis il a commencé à remonter et c'est là que le premier « vrai » williwaw est arrivé.
La vie continue pendant le passage de la dépression. On lit, on cuisine, on dort. Et pendant ce temps, les williwaws se succèdent autour de nous. Chaque rafale prend son élan et frappe de toute sa force. De zéro à cent kilomètre heure en quelques secondes. Ruth l'éolienne pousse un long cri. Le couteau qui épluchait la patate reste en l'air, suspendu un instant. Une main arrête le mouvement du verre qui glisse sur la table inclinée de dix degrés. Une gorge se noue au moment de la mise en tension des amarres. Un œil vérifie les repères à terre. Est-ce que l'ancre a dérapé sur le fond ou bien est-ce juste la chaine qui s'est tendue à mort ? Un cerveau tente de raisonner des tripes en répétant de petites phrases en boucle comme un mantra. On a fait ce qu'il fallait. On ne peut rien faire de plus maintenant. Nos amarres sont excellentes (2). Les arbres sur lesquelles on les a tournées sont solides. Nous ne risquons pas notre vie. On a fait ce qu'il fallait. Au pire on se fait pousser sur la grève et on attend demain pour voir comment sortir de là. Il n'y a pas de vagues ici, dans une si petite caleta, rien qui puisse sérieusement endommager le bateau. On a fait ce qu'il fallait.
Et puis ça se calme, très vite. La lecture reprend son cours, ou la discussion, ou le sommeil. Et puis ça repart. Pluie de grêlons cette fois. La baffe suivante viendra d'une autre direction. A chaque fois le mugissement de Ruth précède et annonce l'inclinaison du bateau. On n'entend pas les amarres travailler dans un tel boucan, mais elles travaillent. Une élasticité incroyable. « Ça ne sert à rien de s'inquiéter », dit Ariel. Il a raison, mais tout de même. De jour, c'est moi qui me fais le plus de soucis. La nuit, c'est lui qui dort le plus mal, parce que j'entends moins les choses la nuit. On apprend le laché-prise. Et on redoute le jour où on croisera un de ces « veaux de willy » sous voile ou pendant une manœuvre de mouillage.
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Nous étions sortis brusquement sur le pont pour sortir Banana d'un mauvais pas.
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Deux de cinquante mètres, type « squareline », grosses et très solides, sont à bord depuis la Norvège. Deux autres de quatre-vingt mètres, type tressées, plus minces et extrêmement souples, parfaites également. Les quatre sont flottantes et légères. On les rentre en vrac dans quatre sacs en grillage plastique qui se déplacent et se fixent facilement sur le pont. La facilité de manutention est telle que nous n'hésitons pas à choisir des caletas étroites dans lesquelles il faut quatre amarres en plus de l'ancre pour immobiliser le bateau, surtout lorsque des vents forts sont annoncés. Qui a dit que c'était fastidieux ?
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