Nous voici de retour dans une caleta au doux nom de Jaime. La première escale ici, c'était il y a plus d'un mois (1). Nous avions alors déjà quitté la route du nord, pour emprunter une branche du réseau inextricable des canaux, seños, esteros, passos et angosturas qui serpente jusqu'à Puerto Natales en passant à travers la cordillère des Andes. A travers, oui, vraiment ! Puerto Natales se trouve sur le versant Est de la chaine montagneuse la plus longue de la planète, tandis que l'ile Jaime se trouve du côté Ouest. Comment on traverse de part en part et en voilier un tel plissement de la croute terrestre qui du reste culmine à plus de deux mille, trois mille mètres pas loin d'ici reste encore un peu mystérieux pour nous, bien qu'on ait accompli cet exploit deux fois. Aller et retour puisque la région d'Ultima Esperanza est un cul de sac. Nous n'avons pas démonté Skol pour le transporter à dos d'homme par les cols escarpés et nous n'avons pas non plus trouvé ni creusé un tunnel transperçant les Andes. Pour accéder à la région de la dernière chance, il faut trouver son chemin dans le foisonnement des bifurcations, choisir par quel goulet on passera, selon l'heure de la marée et surtout être attentif à la promesse du ciel. Le ciel dégagé est hautement désirable dans un endroit comme celui-ci ; au lieu de serpenter entre des murailles noyées sous les nuages bas, on aimerait mieux en prendre plein la vue de sommets acérés, de langues de glace dégoulinantes, de cornes rocheuses surgissant du massif. L'idée est de trouver du plaisir à attraper le torticolis à force de regarder les cimes tout le long du canal, n'est-ce pas ?
Mais la météo a ses caprices et le vent qui devait être léger sous un ciel clair le jour de notre passage « aller » s'est levé si soudainement que, pour la première fois, nous avons tourné bride face aux rafales capables de stopper le bateau et même de le détourner de son chemin. L'Estero de Las Montañas, superbe fjord crénelé de sommets vertigineux, projetait en continu crescendo un chapelet de wiliwaws vers un carrefour de canaux que nous n'avons pu franchir. Retour vers l'abri de l'ile Jaime, poussés-couchés par les rafales à cinquante nœuds. Ariel avait pourtant bien observé, au petit matin, que la vitesse de défilement des nuages dans le ciel rose était un peu rapide, mais nous n'avions pas compris, sur le moment, tout était si calme dans la caleta. C'est après que la vitesse des nuages se soit enfin calmée, quelques heures plus tard, que nous avons levé l'ancre à nouveau pour aller toquer une seconde fois à la porte des Andes le même jour. Entretemps, le plafond nuageux s'était abaissé, écrêtant tous les sommets, nous laissant frustrés. Mais le débouché dans la région de l'Ultima Esperanza avec le jour déclinant fut tout de même de toute beauté. Brusquement, au sortir du petit détroit dans lequel la marée nous propulsait au double ou triple de notre vitesse habituelle (à peine le temps de saluer les otaries au passage), nous avons surgit dans un espace étrange. La muraille de montagnes en rang serré dans notre dos, nos regards portés en avant vers l'Est ont redécouvert l'idée du lointain, idée qu'ils avaient perdue, sans doute, à force de ne rencontrer que du proche à trois cent soixante degrés depuis des semaines (2). La pampa sous nos yeux semblait sans fin, desséchée, teintée du jaune des herbes de fin d'été et des ocres des roches. Seuls quelques massifs isolés, morceaux perdus de la grande cordillère trônaient encore au-dessus des formes basses et douces des vastes plaines. C'est là, il me semble, que j'ai réalisé combien la présence permanente des flancs de montagne arborés, rocheux ou enneigés tout autour de nous peut être oppressante. J'ai eu l'impression de respirer différemment, tout à coup, prenant conscience de quelque chose qui se jouait ces dernières semaines pour moi, de l'ordre de l'enfermement, peut-être. Les sensations d'Ariel au même débouché étaient d'un tout autre ordre. Il a ressenti, lui, une espèce de perte de protection, impression de renoncer à quelque chose de cosy et infini à la fois. Et une question poétique a surgi à son esprit : sur quoi repose le ciel maintenant ? Nous ne partagerions ces pensées que plus tard. Sur le moment, nous étions juste étourdis par le contraste des paysages.
Trois semaines plus tard, nous voilà donc de nouveau à Jaime. Est-ce la saison qui avait avancé d'un pas vers l'hiver, raccourcissant les jours et semblant diminuer la fréquence des tempêtes ? Est-ce le dialogue amical qu'Ariel avait engagé avec les divinités du coin, farfadets patagons, dont il avait enfin déniché les petits noms ? Est-ce la chance ? Est-ce l'instinct qui nous a dicté ce départ un peu précipité il faut l'avouer ? Toujours est-il que le ciel dont nous avons bénéficié et la route que nous avons choisi d'emprunter pour le passage « retour » à travers la montagne ont été juste parfaits.
Juste parfait, n'est-ce pas ? Nous avons dévoré cette journée avec gourmandise, comme si ça allait être la seule. Nous ignorions que d'autres journées parfaites de ce type nous attendaient encore.
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Nous étions à bout de souffle, après deux jours de navigation en équipage ultra-réduit, Ariel tirant sur son dos brisé pour m'aider dans les manœuvres que je ne pouvais accomplir seule. (Skol n'est pas agencé ni équipé pour la navigation en solitaire. Jusque-là ça ne nous avait jamais gênés.) Nous avons trouvé à Jaime suffisamment de sécurité pour faire de Skol un bateau de convalescence (pour Ariel) et de repos (pour moi). Une semaine complète de pause pendant que passaient les tempêtes et que tombait la pluie.
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Hormis la traversée de l'embouchure du Détroit de Magellan, où nous avions porté notre regard au loin sur l'Océan Pacifique pendant quelques heures.