Si loin de la ville qu'il n'y a pas d'électricité dans les lignes, ni de service de transport en commun, tout juste une route gravillonnée qu'un engin jaune et noir est en train de rafraîchir avant que le prochain hiver ne la ravine à nouveau et un service potentiel d'enlèvement d'ordures, une grande benne qui sera relevée on ne sait quand. L'eau délivrée par le robinet mis gentiment à notre disposition a un gout de terre prononcé, on hésitera à la mettre dans le réservoir. Pour aller en ville, à vingt-cinq kilomètres de là par les détours de la route, il faut faire appel à un taxi et prendre rendez-vous la veille, en priant que les vents vous laissent débarquer à l'heure dite. Mais c'est un abri connu des navigateurs, où il est plus facile d'envisager de laisser son bateau sans surveillance quelques heures et on finira par s'y sentir bien, au fil des jours qui passent.
Nous cumulons des virées en ville surchargées de choses à faire, entre la recherche d'un modèle particulier de piles lithium ou d'un ruban d'amiante que nous ne savons nommer en espagnol et les repérages en vue du prochain grand avitaillement. Quel commerçant fournira des saucisses artisanales de qualité, et quel autre des fruits et légumes qui conserveront pendant les deux mois de notre échappée suivante ? Peut-on trouver du chocolat à plus de 65% de cacao dans cette ville ? Et des sabots fait de cette épouvantable mousse plastique ultralégère pour Ariel, qui, à force de me voir savourer le confort qu'ils apportent sur nos planchers de plus en plus froids, commence à imaginer mettre ses considérations esthétiques et politiques de côté pour tenter l'expérience ? (1) Et surtout, quel troquet accueillera nos besoins de connexion internet, recharge de batterie et session Skype à la chaine (2) sans rechigner ? Entre ces jours hyperactifs en ville, nous vivons des moments infiniment plus paisibles à Puerto Consuelo. Chaque jour où nous restons au calme est consacré principalement à deux grandes tâches aussi prenantes l'une que l'autre.
La première tâche est au chevet de Mister Taylors qui vient de subir une transplantation douloureuse de foyer et se remet mal de l'opération. Notre cher poêle est en rééducation intensive ce qui exige de nous beaucoup d'heures passées à limer ses contours, observer son goutte à goutte et cogiter sur les mystères de la flamme bleue. Il a daigné se remettre en service poussif juste avant la première tempête de neige mais persiste au fil des jours et des essais à produire plus de suies que de chaleur (3).
La seconde est l'observation méthodique, rêveuse, assidue ou plus distraite (4) des dizaines, centaines, milliers d'oiseaux qui nous entourent. Le nombre des cygnes à col noir qui vivent ici est hallucinant, des groupes de plusieurs centaines d'individus qui forment comme des nappes blanches sur l'eau, il parait que c'est la plus grande colonie que nous aurons jamais l'occasion de contempler. Ils cohabitent pacifiquement avec des milliers de poules d'eau noires qui picorent les mêmes algues sans pour autant se chamailler avec eux, bien au contraire. On dirait même parfois que les grands cygnes font escorte aux petites poules d'eau et autres canards à lunettes lorsqu'ils passent d'une rive à l'autre du plan d'eau, entourant parfois notre bateau de toute part. Les adorables petites grèbes au maquillage de fête, elles, ont vite pris l'habitude de notre présence et se servent des flancs de Skol pour décourager les attaques de Grand Labbe, le voleur de proies. Plus loin, quelques dizaines de flamants roses balancent leur cou de droite et de gauche, bec à fleur d'eau, pendant des heures, entre deux disputes dans lesquelles nous nous abstenons d'intervenir. La vie de couple est déjà assez compliquée pour nous sans qu'on aille en plus nous mêler de celle des autres. Les oies sauvages de Patagonie, Canquén, s'assemblent par groupes immenses sur les flancs des collines pour picorer les graminées folles en laissant leurs plumes rayées de noir et blanc joncher le sol. Quelques étonnantes perruches interrompent nos conversations avec le veux Rudy (5), tant elles caquètent fort en changeant d'arbre toutes en même temps. Et nous notons qu'elles ont un accent différents de celles d'Uruguay, avec lesquels Ariel avait appris les rudiments de la langue. A défaut de pouvoir écrire une note ethnologique sur les habitants parlants de Puerto Natales (6), je pourrais presque écrire une note éthologique sur les habitants ailés de Puerto Consuelo !
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Nous nous refusons à nommer la marque qui a lancé ce type de sabots sur le marché mondial il y a quelques années, d'autant plus que nous n'avons pas acheté l'original, mais leurs adeptes les ont déjà reconnus. Ariel me bénira pendant de nombreuses semaines d'avoir tant insisté.
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La communication avec les familles et amis reste, mois après mois, un sujet douloureux. Frustration du manque de contact, du manque de temps, du manque de qualité sonore. Difficulté à partager à la hauteur des enjeux de nos vies, la nôtre avec ses péripéties et les leurs avec leurs projets, engagements militants, épreuves, changements de vie, voyages, peines. Comment rester une mère, sœur, amie, disponible et chaleureuse dans des moments juste grappillés ?
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Son fonctionnement en combustion incomplète que trahi la flamme jaune, nous inquiète la nuit, au souvenir des histoires de gens morts d'asphyxie dans leur sommeil à cause d'une combustion mal contrôlée. C'est finalement auprès d'un jeune mécanicien, consulté dans un ultime espoir, que la solution est venue. Lui non plus n'y connaissait rien mais son vieux père passait par là et s'est penché sur l'objet quelques minutes avant de rendre un avis qui a tinté à mes oreilles et que nous avons transformé en un dessin au tableau, faute du vocabulaire technique approprié.
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Les surfaces vitrées de Skol sont une merveille, permettant d'observer sans déranger. Quand ils sont autour de nous, on n'ose plus sortir de peur de les chasser, ou alors en habits sombres et à gestes lents.
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Rudy est un descendant des premiers éleveurs à s'être implantés ici en 1893. Son atelier de mécanique rend des services inestimables aux navigateurs en difficulté de moteur … ou manquant d'un bon étau pour retravailler la forme d'un foyer de poêle. Son ancêtre est célèbre dans le monde entier pour avoir découvert les vestiges extraordinairement conservés d'un Mylodon, paresseux géant dont l'espèce est éteinte depuis plus de dix mille ans. Mais lui est inoubliable pour nous parce qu'il est l'ami d'un adorable tatou qui va et vient familièrement, quémande une douceur à manger et répond à la voix de Rudy.
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Un des seuls seul Natalinos avec lequel nous avons pu longuement converser est le chauffeur de taxi auprès duquel nous avons pris une sorte d'abonnement. Les demi-heures de trajet se sont accumulées et nos bavardages ont balayé une large gamme de sujets.
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