Un village sans voitures. Les seuls véhicules sont des embarcations à rame ou à moteur. Des barques avec lesquelles on traverse la baie ou on contourne la pointe ou la petite péninsule pour accéder aux extrémités du village qui s'étire en une rangée de maisons unique, le long du littoral. Des lanchas plus grosses avec lesquelles on va pêcher dans les canaux - coquillages, crabes, oursins - ou chercher le bois de chauffe dont on nourrit le poêle de chaque foyer. Pour le chauffage et parfois aussi pour la cuisine. Bien que l'électricité soit gratuite, elle est inconstante. Depuis que la petite centrale hydroélectrique ne fonctionne plus (1) et que les restrictions de carburant affament les deux groupes électrogènes collectifs, les habitants jonglent entre les horaires de coupure pour s'éclairer, faire tourner le lave-linge ou regarder la télévision. Sauf les rares qui disposent d'un groupe électrogène particulier. Le gaz, lui, n'est pas fourni gratuitement aux foyers. Le bois, en revanche, ne coute que le prix du carburant de la lancha et de la tronçonneuse, et les coups de hache pour débiter les bûches au format du poêle.
Un village dont les voies de circulation, piétonnes donc, ne sont pas de terre battue, ni de pierre et encore moins de bitume, mais de bois. Des passerelles qui serpentent de la première à la dernière maison, ou enjambent la colline pour une sorte de raccourci avec vue panoramique les jours de beau temps. L'inclinaison du sol naturel et sa composition de roche et de mousses spongieuses ne sont pas propices à un autre type de voies. Seul le chemin de bois est praticable, on ne le quitte que pour entrer dans une maison ou monter dans une embarcation. Le seul espace plat de grande surface à ciel ouvert pour tout le village est le quai du transbordeur sur lequel on a tracé un petit terrain de jeu de balle, encadré de filets tendus sur de hautes perches. L'autre espace plat de bonne taille est le préau fermé de la petite école, sous lequel huit à dix enfants prennent joyeusement leurs aises.
Des passerelles en lieu et place de chemins, cela semble bucolique en diable et ça le serait en réalité si l'humidité permanente ne les faisait vieillir prématurément. Une fine couche d'algues microscopiques humectées par la bruine ou un film de givre matinal suffisent à les rendre si glissantes que beaucoup d'habitants fixent sous leurs semelles des crampons amovibles avant de s'y aventurer (2). Mais on finit par les connaitre par cœur, avec leurs surprises faites de moments d'horizontalité approximative, de quelques zones franchement vermoulues et de dénivelés qui suivent les reliefs du rivage. Même les petites marches difficiles à voir la nuit ne nous font plus trébucher. Les travaux de rénovation avancent de manière très visible, le bois neuf s'étendant de quelques mètres chaque jour sur le tronçon en cours de réfection. Un véritable travail de Sisyphe dont on ne sait qui va l'achever, des ouvriers ou des intempéries.
Quelques kiosques désaffectés racontent une époque où les passerelles étaient parcourues par des fournées de touristes débarqués du ferry hebdomadaire pour quelques heures, attirés par la promotion des « derniers indiens kawesqar » (3), à qui les habitants du village, indiens ou pas, proposaient leurs produits artisanaux plus ou moins sincères, paniers tressés selon l'authentique tradition des indiens du grand sud, coquilles de moules géantes peintes ou plaques de bois pyrogravées façon « souvenir de Puerto Eden » ou grappes de moules fumées, une méthode de conservation aujourd'hui répandue ici mais qui vient à l'origine de la région de Chiloe. Les touristes n'arpentent plus les passerelles depuis que celles-ci ne sont plus jugées suffisamment sûres pour ce public fragile, ou bien les passerelles ne sont plus aussi bien entretenues depuis que le ferry a pris l'habitude de passer parfois en pleine nuit et de toutes façons il ne s'arrête plus assez longtemps pour permettre un débarquement en canot et une courte promenade (4). Il parait qu'un projet de remise à neuf de l'ensemble des passerelles est à l'étude, financée par quelque ONG bien intentionnée, mais la décrue constante de la population risque d'invalider ce projet avant qu'il ne voie le jour. Coincés entre les maisons et les chemins de bois, sans avenir autre que la pêche, les jeunes ne restent pas au village, généralement. Et une fois qu'ils ont goûté aux plaisirs de la ville, ils ne reviennent pas. Ceux qui viennent vivre ici après avoir connu la vie citadine, qui sont-ils ? Une assistante d'école venue avec son affectation et qui a trouvé époux sur place. Les forces armées qui sont là comme on est en punition mais peuvent finir par s'y plaire, comme José, le mari de Maria, qui a choisi de rester pour sa retraite, après son dernier poste de Capitaine de Puerto ici même. Ou bien le garde forestier, qui semble en fuite d'un passé de dissidence ou de dissolution. Impénétrables sont les chemins qui mènent à Puerto Eden…
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Nous avons cru comprendre qu'il s'agit d'un projet « humanitaire » qui n'a pas survécu aux problèmes de maintenance. Dommage, l'énergie hydroélectrique avait vraiment du sens, dans ce pays où il tombe jusqu'à 7 mètres d'eau par an.
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Hector, le garde-forestier, enfermé dehors en pantoufles et sans ses clefs par le claquement de sa porte a refusé d'aller chercher lui-même de l'aide ou des outils chez ses voisins. Il n'envisageait pas de s'aventurer sur les passerelles ainsi chaussé.
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Pueto Eden est la seule localité sur l'immense territoire des kawesqar, qui va du Détroit de Magellan au Golfe des Peines. Une toute petite communauté y vit encore. Les autres survivants des massacres et épidémies qui ont décimé ce peuple comme les autres originaires de toute l'Amérique Latine, sont disséminés sur le territoire chilien et jusqu'en argentine.
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Juste le temps pour qu'une noria de petites embarcations défile à son cul, afin de charger ou décharger hommes et marchandises. Et récupérer le pétrole pour les groupes électrogènes.
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