Dès les premières heures de notre séjour à Puerto Eden, la présence envahissante des chiens nous a rappelé cette caractéristique culturelle des peuples d'Amérique Latine (ceux que nous avons rencontrés jusqu'à présent) et que nous avions un peu oubliée au fil des canaux, au contact de leurs populations ailées et nageantes. Déjà la courte escale à l'incontournable station de l'Armada a commencé par des aboiements de chiens que le marinero de service qui nous attendait pour effectuer les formalités d'usage n'a tenté que mollement de faire taire, avant de nous introduire dans les bâtiments flambant neufs où nous avons appris avec effroi (1) combien la population du village s'était amenuisée ces dernières années. Quelques minutes plus tard nous étions dans la baie du village lui-même, comptant sur les doigts d'une main les cheminées fumantes. C'était la fin d'une journée ensoleillée et nous prenions un petit verre dans le cockpit, histoire de nous rendre visible aux habitants invisibles au lieu de nous enfermer, sitôt achevée la manœuvre de mouillage, dans l'abri de notre maison flottante. Nous venions de passer un mois entier sans voir figure humaine, sans échanger avec d'autres humains au-delà des protocoles de croisement avec les gros bateaux, à la radio. Un mois entier, l'équivalent d'une traversée d'océan. Nous avions envie de rencontres et avons, par conséquent, vigoureusement salué un visage apparu derrière des rideaux écartés, lequel nous a rendu le salut.
Le lendemain, la première personne avec laquelle nous avons parlé a tenu à nous alerter à propos des chiens. Certains mordent. Surtout ceux qui n'ont pas de maître ou ne sont pas nourris par leurs maîtres. Mais le premier animal auquel Ariel s'est adressé était un chat, un gros matou au poil doux et au caractère câlin du nom de José-Maria. C'était l'un des deux chats de Maria, aubergiste sans clients qui allait nous ouvrir sa maison et nous donner accès à un quotidien fait de petites attentions, toute au plaisir de la diversion que notre présence et nos bavardages apportait sans sa vie, pendant l'absence prolongée de son époux, parti à Puerto Montt pour encore deux semaines. Trois semaines plus tard, au moment de notre départ, il ne serait toujours pas de retour, ayant constamment modifié ses plans, parti à Punta Arenas, puis à Puerto Natales, puis de retour à Puerto Montt, se faisant fort d'arriver par le prochain bateau, mais n'arrivant pas. Dommage, nous aurions bien aimé faire la connaissance de cet ancien gardien de phare.
Le second animal auquel Ariel s'est adressé est un chien miteux et boiteux, un de ces nombreux chiens sans maitres qu'on croise sur les passerelles du village. Celui-ci n'a jamais montré la moindre agressivité à notre égard, contrairement à d'autres. Il s'est pris d'affection pour Ariel et nous a souvent accompagnés dans nos pérégrinations, y compris lorsque nous grimpions les escaliers pour accéder à l'observatoire et abandonner la passerelle, un jour de beau temps, en posant nos bottes dans les mousses spongieuses à la recherche d'une promenade plus sauvage. Le pauvre avait une patte douloureuse sur laquelle il ne pouvait guère s'appuyer et nous l'avons dénommé tres patas. Maria ne l'aime pas et nous défend de l'encourager par nos caresses à s'approcher de son perron mais elle-même le nourrit, lui et quelques autres, en jetant les restes osseux de ses repas par la fenêtre qui donne sur la grève. Pour acheter la paix, peut-être. Ce qu'elle fait également quand elle sort de ses poches des fragments de pain ou de gâteau qu'elle jette sur le sol pour les éloigner d'elle quand ils deviennent trop pressants sur le chemin vers l'épicerie. Elle a été mordue au mollet, une fois, et redoute désormais toute approche canidée. D'autres ont été mordus. Des adultes mais aussi des enfants. Il parait que jamais les étrangers ne sont mordus, eux. Est-ce une broderie qu'on raconte pour ne pas décourager les si rares visiteurs ou bien l'effet des relations établies entre les habitants et les animaux ? En dépit de cette affirmation, nous évitons certains endroits après la nuit tombée, de peur de ne pas voir venir une attaque en nombre.
La junta de vecinos, le comité des voisins, pourrait peut-être se saisir de cette question ? Mais chaque maison ou presque possède un ou plusieurs chiens, ce qui suffirait à rendre difficile un débat visant à réduire le nombre des bêtes par auto-limitation des familles et puis il serait facile de reporter le blâme sur les chiens sans maître ou de se servir de ce débat pour attiser des querelles historiques de voisinage. Il faudrait donc une action institutionnelle. Puerto Eden se trouve bien éloigné de ses autorités municipales, sises à Puerto Natales. Le village compte moins d'âmes qu'un des plus petits quartiers de la ville, sans compter l'évolution à la baisse de sa population et il faudrait une action collective puissante et coordonnée pour peser sur les décisions de l'alcade. Nous sommes dans un pays ou l'action collective populaire, autrefois bien ancrée dans l'histoire, a été matée par la dictature et est aujourd'hui, me semble-t-il, traitée dans les grands médias presque comme de la délinquance. Enfin, le cadre formel des réunions de la junta de vecinos, qui se déroulent à l'école et auxquelles assistent les représentants gradés de l'armada et des carabiniers, n'est peut-être pas très propice à l'émergence d'un mouvement de protestation villageoise. Là se fait sentir l'absence d'un lieu de vie collective traditionnel et informel comme un bar ou la routine hebdomadaire d'une messe. Il y a eu un bar dans un passé lointain et la messe n'est plus dite qu'une fois par an. Le curé, que nous avons croisé le jour de sa visite, a eu beau faire la tournée des maisons habitées, une petite dizaine de personnes seulement s'est déplacée. Il faisait froid, ce jour-là. Un autre facteur entravant l'action collective est le climat qui confine chacun chez soi les jours de pluie et qui met chacun à la tâche de taille du bois de chauffe les rares jours de beau temps.
Le garde forestier du Parc Naturel O'Higgins, Hector, est un des rares habitants sans chien ni chat et il ne risque pas grand-chose, parce qu'il ne se promène pas beaucoup dans le village et que sa carrure impressionnante l'autorise à envisager l'usage de la force en cas d'agression. Mais les chiens le préoccupent à un autre titre : en tant que gardien de la réserve naturelle O'Higgins, au sein de laquelle le village se trouve. Car les chiens sans maître retournent à un quasi état sauvage, se reproduisent, s'organisent en meute pour leur survie, en agressant les espèces comestibles locales, oiseaux, rongeurs, qui ne sont pas préparés à cette prédation. Hector est allé passer une semaine à Puerto Natales pour débattre de ses questions lors d'une réunion officielle de la CONAF, l'organisme semi-public en charge de la surveillance des réserves naturelles, réunion destinée à examiner, avec la mairie, les possibilités d'abattre ou de stériliser les animaux errants et menaçants pour l'environnement et pour la population. Il en est revenu assez contrarié. Dans le village, les chiens sont protégés par la loi sur la maltraitance animale. En dehors du village, dans la réserve, la CONAF détient le droit d'abattre les chiens, mais … elle n'a pas les armes nécessaires. Des bateaux et des appareils photos sont leurs outils de travail habituels pour recenser les huemuls, espèce de cervidé local en voie de disparition, ou pour démasquer les coupes illégales de bois.
Ceux qui ont les armes, les carabineros, sortes de gendarmes, n'ont pas l'autorité pour s'occuper de la délinquance animale. Ils ne sont en charge que de la délinquance humaine. Neuf carabiniers pour soixante villageois, vous pensez bien que l'ordre règne (2). Il faut mentionner à ce propos que les carabiniers, tout comme les marineros de l'Armada, possèdent eux aussi des chiens, notamment un absolument colossal dont le comportement est contrôlé par un de ces horribles colliers aux pointes retournées vers la gorge. Ce détail pourrait attirer l'attention sur la définition de la maltraitance animale, au nom de laquelle s'organise l'impuissance collective vis-à-vis de la menace que représente la multiplication actuelle et future des meutes de chiens. On peut donc, apparemment, torturer son chien avec un collier à pointes, battre un chien errant ou son propre chien comme nous l'avons compris au son de cris prolongés entendus sur la rive et aussi affamer son propre chien comme certains font par négligence ou par économie, sans pour autant être jugé « maltraitant », ce qui serait qualifiable de délinquance et de ce fait entrerait alors dans les attributions des carabiniers !
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Nous comptions sur cette escale pour refaire le plein de vivres et de carburant ! Mais dans un village réduit à 60 ou 80 personnes, nous avons subitement compris que les approvisionnements seraient difficiles.
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L'ordre apparent, en tout cas. Comme dans nos petits villages, encore plus, même, du fait de l'insularité, de sombres histoires circulent à propos de telle ou telle famille, de tel ou tel clan. Ou même à propos des représentants de l'état eux-mêmes, qui revendent aux voiliers de passage des marchandises payées par l'état, pour arrondir leur fin de moi ou leur future retraite.
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